Je ne pouvais pas rester avec elle parce que je devais filer à Paris prendre mon cours de piano et Nadia n’aimait pas que j’arrive en retard.
— Ça va ? Tu te sens mieux… ? lui demandai-je.
— Pourrais-tu me ramener un peu de crêpe noir et des bougies… ?
En reprenant mon métro, place Clichy, je tombai sur un danseur de l’Opéra qui était venu la semaine dernière à la maison et qu’on avait retrouvé le lendemain, endormi dans le jardin, et qui aurait vendu sa mère pour quelques cachets d’aspirine. Il voulait savoir lorsque nous remettrions ça. Mais je savais ce qui l’intéressait.
— Tu n’as aucune chance de te la faire…, lui dis-je. Elle est avec David Garowski.
— Non… tu déconnes… ?!
— Mais enfin, tu peux toujours essayer… Veux-tu que je lui en parle ?
Non, il ne préférait pas. Il descendit à la station suivante, et mon mépris l’accompagnait.
Lorsque je rentrai, Alice en avait attrapé quelques-uns et discourait sur le grand homme qui venait de disparaître à Ketchum, dans l’Idaho. Chantal prenait des notes. Olga en profitait pour se vernir les ongles. Jérémie tournait Le soleil se lève aussi entre ses mains, avec circonspection, et comme si le machin pouvait lui sauter à la figure. Et Karen, qui en était maintenant à son huitième mois de grossesse, regardait Alice en rêvassant à je ne sais quoi.
Je déposai aux pieds de cette dernière le crêpe et les bougies, m’imaginant déjà comment elle allait décorer son studio, et je m’apprêtais à filer en vitesse quand elle me saisit le poignet :
— Henri-John, quel est l’auteur cité en exergue de Pour qui sonne le glas ?
— John Donne.
Je sentis la légère pression de sa main.
— Pourrais-tu nous en citer un passage ?
— « Any mans death diminishes me, because I am involved in Mankinde. And therefore never send to know for whom the bell tolls. It tolls for thee. »
Ils étaient soufflés. Alice était rose d’émotion. Je n’avais pas de mérite car elle venait de nous faire apprendre ça moins d’une quinzaine de jours plus tôt et on traînait Hemingway avec nous depuis bientôt six ans, elle y revenait comme par enchantement et ne nous avait épargné aucun détail. Et puis je retenais facilement les choses qui me plaisaient, aussi bien j’aurais pu leur réciter la dernière page d’Ulysse ou Les Poètes de sept ans. Je la laissai m’embrasser. Ça ne me dérangeait pas de lui être agréable et de me plier à ces bêtises, du moins tant que nous étions entre nous. Je prenais même un certain plaisir à la ramener, surtout devant ces quatre-là. Et puis aussi Rebecca et Corinne. Est-ce qu’on pouvait discuter littérature avec des crétins pareils ? Est-ce qu’ils n’ouvraient pas des yeux ronds dès qu’ils mettaient leurs nez dans nos conversations littéraires ? Est-ce qu’ils ne soupiraient pas en s’éloignant pour se plonger dans des conneries ? Je les voyais tels qu’ils étaient, à présent, je n’étais plus d’un âge à m’en laisser imposer, à tenir qu’un adulte en savait toujours plus que vous. Dès qu’ils cherchaient à me coincer, je leur balançais un écrivain dans les jambes, un poète dont ils n’avaient jamais entendu parler, et je les voyais se décomposer. Ou bien ils me traitaient de prétentieux et je leur répondais : « L’ignorance est la nuit de l’esprit, et cette nuit n’a ni lune ni étoiles. » Ça ou autre chose. Je pouvais être antipathique quand je le voulais.
Enfin cette fois, et compte tenu des tristes événements qui bouleversaient Alice, ils apprécièrent mon numéro, même s’ils n’avaient pas compris un mot à ce que je disais. Jérémie soupesait le bouquin en grimaçant. Il me demanda de lui raconter l’histoire mais je fonçais déjà dans les escaliers.
Outre que la littérature me passionnait, j’avais intérêt à lire de toute façon. C’était le seul moyen de rester en contact avec Édith, la seule chose que je partageais encore avec elle. Je n’avais pas encore dix-huit ans et David Garowski en avait vingt-cinq sonnés. C’était une chance qu’il n’ait lu qu’une dizaine de bouquins dans sa vie, sinon je l’aurais perdue pour de bon. D’autre part, le milieu dans lequel nous étions plongés n’avait que l’Art à la bouche et vos lectures vous permettaient de placer un mot de temps en temps. Ça plaisait aux filles. Au cours d’une soirée où je m’étais empoigné avec un connard à propos de Salinger, Édith avait glissé sa main dans la mienne et l’autre, j’avais failli le dévorer. Ce n’était pas David Garowski qui aurait pu mener cette bataille. Salinger, il ne connaissait pas.
Malheureusement, il avait d’autres cordes à son arc.
Je me changeai en vitesse. Georges entra dans ma chambre et s’assit sur mon lit pendant que je préparais mon sac. Il n’aimait pas que nos sorties dépassent le cadre d’une soirée, mais ma mère se chargeait de lui rappeler que nous n’étions plus des enfants. Et il avait beau en convenir, on voyait bien que ça ne l’emballait pas. En prenant un air détaché, il me demanda si nous comptions rouler la nuit, s’il y avait un numéro de téléphone où l’on pouvait nous joindre, si c’était après-demain soir que nous rentrions. Puis il me dit :
— Je te les confie, Henri-John…
Il me sidérait. Parfois il me tenait des propos du genre : « Au fond, tu sais, la vie se résume à quelques femmes et à deux ou trois instants de réflexion… », et je le considérais avec des yeux émerveillés. Ou bien il devenait chiant, comme en ce moment, et volait à ras du sol, tous feux éteints. Je ne comprenais pas qu’il puisse se faire du mauvais sang, je trouvais ça merdeux.
Je croisai ma mère dans le couloir et l’embrassai avant de partir. Elle, au moins, m’épargna ses recommandations. Elle tendit simplement une main pour arranger mon col et ne me fixa qu’une petite seconde. Les plus courtes sont les meilleures.
Je retrouvai Édith et Oli à l’atelier de David. Celui-ci était en train de reprendre une toile de fond déroulée sur le sol et les deux autres descendirent de la mezzanine. Nous n’étions pas en avance. L’après-midi finissait et nous avions au moins deux heures de route.
— Du calme. Est-ce qu’on n’a pas la vie devant nous… ? déclara David en s’essuyant les mains.
C’était l’une de ses observations favorites. Profondeur et simplicité.
C’était Flo qui organisait cette partie de campagne, une fille avec laquelle j’étais sorti quelques années plus tôt et qui m’avait plus ou moins dégoûté du bouche-à-bouche. Je crois qu’ensuite Bob avait tenté sa chance avec elle, mais sans plus de résultats. Nous roulions vers la maison d’été des parents, du côté d’Avallon, et comptions nous retrouver toute une bande, et sans témoins.
Je partageais la banquette arrière avec Oli, mais lui n’y voyait pas d’inconvénient. Depuis deux mois, il filait le parfait amour et tout lui semblait merveilleux. Elle s’appelait Sylvie. Prononcer ce nom devant lui revenait à le frapper sur la tête, l’égarait pendant un moment. La plupart du temps, ils se tenaient assis l’un à côté de l’autre, la main dans la main, et ils se dévisageaient comme s’ils n’en croyaient pas leurs yeux. Cela devait être assez fatigant, à mon avis. N’ayant pas connu ce genre d’expérience, je tâchais de m’en informer auprès de lui mais il refusait d’éclairer ma lanterne et il ne le prenait pas très bien.
Comme l’heure de leur face-à-face approchait, son visage était empreint de béatitude et il était distrait, se fichait bien de me tenir compagnie. David avait passé son bras autour des épaules d’Édith. Étant donné qu’elle se serrait contre lui, je ne voyais rien de la route. C’était parfait. Et puisque la nuit était tombée, il ne me restait plus qu’à me croiser les bras.
Je finis par demander un peu de musique, si cela ne dérangeait personne. Édith tripota les boutons, puis, tombant sur Léo Ferré, elle se tourna vers moi avec un sourire complice. Nous passions des heures entières à l’écouter ensemble, c’est pour ça. Et au fond, c’était tout ce que je voulais, je voulais avoir une relation privilégiée avec elle, je voulais bien qu’elle sorte avec Pierre ou Paul du moment que ça ne changeait rien entre nous, du moment que j’étais celui à part, celui qui était toujours là, celui qui regardait passer tous ces crétins, du moment que j’étais celui avec lequel elle s’entendait toujours, vers qui elle pouvait se tourner et tout dire, tout raconter, ni un amant ni un frère, je ne savais pas au juste. Mais ça ne marchait pas très bien. Parfois, je l’aurais mise en morceaux. Parfois, nous nous comprenions avec une telle intensité que je sentais quelque chose me dépasser. Ce n’était pas simple. Ça dépendait comment j’étais luné, et de son côté elle avait un sale caractère. Nous étions plus souvent à couteaux tirés qu’ouverts l’un à l’autre. Un jour, et je n’étais pas près de le lui pardonner, elle m’avait demandé si j’étais amoureux d’elle. Est-ce qu’elle me prenait pour l’un de ces imbéciles qui lui tournaient autour ? Est-ce qu’elle m’avait bien regardé ? J’avais considéré ça comme une espèce d’injure, et même la pire chose qu’elle aurait pu me sortir, et je n’arrivais pas à l’oublier.
Nous eûmes du mal à trouver la maison, qui était perdue en pleine campagne. Ses lumières ne nous apparurent qu’aux environs de neuf heures du soir, à l’orée d’un bois qui semblait sur le point de l’écraser, un sombre déferlement figé par-dessus le toit. Il était temps car Oli commençait à s’énerver et insinuait qu’on le faisait exprès.
Il fonça tête baissée, avant que David eût coupé le contact et sans prendre la peine de refermer sa portière. J’inspectai les alentours tandis que je déchargeais les sacs, les ombres vallonnées du paysage qui découpaient le ciel et bouclaient l’horizon à quelques centaines de mètres. J’espérais que c’était plus gai à l’intérieur.
Nous étions les derniers arrivés. Ils ne nous avaient pas attendus pour commencer à boire et à danser, mais par chance les plats n’étaient pas encore sortis de la cuisine, ils finissaient de les préparer. Nous avions amené du rhum, du whisky et du Cinzano pour les filles. Je voyais que les bouteilles ne manquaient pas, de toute façon. La musique était forte, l’ambiance était bonne et il y avait du monde. J’étais en train de sortir les provisions pendant qu’ils entouraient David et lui tapaient sur l’épaule et lui tendaient un verre. Lorsque vous débarquiez quelque part avec lui, vous aviez le temps d’aller vous redonner un coup de peigne ou de vous asseoir un moment avant que l’on s’aperçût de votre présence. J’en profitai pour chercher quelqu’un du regard, un visage qui me trottait dans la tête depuis une quinzaine de jours et qui, s’il ne m’avait pas empêché de dormir, ne me laissait pas indifférent. Je l’avais à peine entrevue, un soir, dans un appartement bourré de monde. Je ne l’avais remarquée qu’à l’instant où elle s’en allait et nous nous étions observés une seconde avant qu’elle ne disparaisse. Je m’étais aussitôt renseigné. J’étais tombé sur Flo qui la connaissait et qui avait pris un malin plaisir à mes questions, n’avait satisfait à ma curiosité qu’après les lourdes plaisanteries d’usage, mais je n’avais pas bronché, j’avais attendu qu’elle se fatigue avec ses histoires d’anguille sous roche, de fumée sans feu. Les affaires des autres l’excitaient autant que les siennes, cette pauvre Flo, et celles de ses anciens petits amis en particulier. « Enfin, si ça t’intéresse, avait-elle ajouté, je l’ai invitée pour ce truc à la campagne… » Ça m’intéressait.
Flo est venue m’embrasser. Elle me dit qu’elle ne savait plus où donner de la tête et prenait tant son rôle au sérieux qu’elle en était ridicule. Je me gardais bien de lui demander quoi que ce soit.
Pour la plupart, tous ces gens m’étaient familiers, du moins les avais-je rencontrés une fois ou deux chez les uns ou les autres, si bien qu’il me fallut placer un mot ici et là et qu’accomplir le tour de la pièce me prit au moins trois jours. J’en découvris dans les rideaux, d’assis dans l’ombre ou d’installés par terre, derrière un canapé, mais je ne vis pas mon inconnue. Si Flo m’avait raconté des blagues, elle allait le regretter. Je n’avais pas l’intention de tourner en rond pendant quarante-huit heures en compagnie des laissés-pour-compte. Un type qui ne se trouvait pas une fille au cours d’une soirée dégringolait en bas de l’échelle. Ce n’était pas moi qui l’avais inventé.
Mon humeur virait déjà, mon air s’assombrissait quand je remarquai tout à coup qu’il y avait du monde dehors.
Elle était assise avec un type sur une balancelle. J’en eus un léger pincement au cœur, non parce qu’elle était accompagnée, mais parce qu’elle était encore plus jolie que dans mon souvenir. Alors je me tournai et me mordis la main un bon coup – j’avais lu un article intitulé « Comment affronter une situation exceptionnelle » dans une revue consacrée à l’Harmonie du Couple –, après quoi je m’avançai vers eux et pris place à côté d’elle sans leur prêter attention.
Je ne savais pas si elle m’avait reconnu. Je ne savais pas si le regard que nous avions échangé deux semaines plus tôt ne s’était pas éventé dans son esprit, si même il avait eu l’effet que j’avais escompté. J’étais un peu inquiet, d’autant qu’elle me semblait un peu plus vieille que moi, et j’avais remarqué les difficultés que l’on rencontrait dans une telle situation. Moi-même, je ne faisais plus grand cas des filles de mon âge, et dans l’ensemble, elles me le rendaient bien. Aussi que dire d’une fille de vingt ans ?! Ne lui fallait-il pas du vingt-cinq minimum, ou pourquoi pas de la tempe argentée… ! ? Nous nous courions après, les uns et les autres, mais dans ces conditions nos chances étaient plutôt minces. Et le type qui était avec elle avait une moustache si fournie que ça me rendait malade.
Néanmoins, je n’avais pas l’impression qu’il avait gagné la partie. Pour ce que j’entendais de leur conversation, il devenait de plus en clair que j’assistais à des travaux d’approche dont l’issue était encore lointaine. Et lorsque je découvris qu’il la vouvoyait, je poussai un soupir de pure satisfaction, ce qui me valut un rapide coup d’œil de leur part.
La température était agréable. Il y avait un peu de vent, par à-coups. Je n’y connaissais pas grand-chose mais j’aurais parié qu’il venait de la pluie, l’odeur de la campagne était forte et le ciel d’un noir absolu. Cela dit, qu’il tombât des trombes ou que le soleil apparût à minuit ne m’importait pas le moins du monde, je n’étais pas là pour prendre l’air. Aussi bien, j’avais un penchant pour les atmosphères confinées, pétries de corps et de fumée de cigarettes. Je n’étais pas très sensible à la nature, je m’y ennuyais la plupart du temps. Et je l’entendis déclarer :
— Je déteste la campagne.
J’aurais été l’autre, aussitôt je crachais dans l’herbe et la ramenais en ville. Mais il ne bougea pas et continua de la baratiner sur Shakespeare et Yeats, je n’en croyais pas mes oreilles. Et comme un peu plus tôt il l’entretenait sur Proust et le roman symboliste, je crus que je pouvais lui faire confiance étant donné qu’il était arrivé avant moi et qu’elle continuait de l’écouter.
— Naturellement, la versification anglaise est beaucoup plus riche que la russe…, dit-il.
— Pardon…, fis-je en me penchant vers lui. Je ne suis pas d’accord. Si l’on doit les comparer, ne perdons surtout pas de vue que le mot russe n’a qu’un seul accent tonique et pas d’accent secondaire. Nous touchons là un point fondamental qui…
Elle se leva tout d’un coup. Tandis que je la regardai s’éloigner avec des yeux ronds, le moustachu s’éclaircit la gorge :
— Heum… il me semble pourtant que si l’on considère la métrique…
— Très bien. Laissons tomber.
Je l’abandonnai à mon tour. C’était une véritable catastrophe. J’aurais donné tout Eugène Onéguine pour rattraper cette histoire. À présent, le week-end menaçait de tourner à l’enfer.
Elle s’appelait Anna. Pendant que je l’aidais dans la cuisine, Flo m’avait demandé : « Alors, où en es-tu avec Anna… ? » J’avais ricané en contemplant la tristesse que dégageaient des tranches de viande froide épousant les contours d’un plat. David m’avait poignardé en posant sa main sur mon épaule. « Tu trouves ton bonheur… ? » m’avait-il glissé. Et par trois fois, j’avais croisé le regard d’Anna, un désert sombre et glacé.
— Je vais aller lui parler, me proposa Édith.
— Non, j’ai pas besoin que tu ailles lui parler. Je ne t’ai pas raconté ça pour que tu t’en mêles.
— Écoute… soupira-t-elle. Est-ce que tu me prends pour une idiote… ?! Je veux simplement la voir d’un peu plus près, je te dirai ce que j’en pense…
— Ouais, ça me plaît pas beaucoup…
Je savais que je ne pourrais pas l’en empêcher, de toute manière, que cela me plaise ou non. Elle se leva donc. Comme je ne voulais pas voir ça, je retournai à la cuisine et décidai de manger quelque chose pour m’occuper. Oli était là avec sa copine. Ils trouvaient tout délicieux quand, pour moi, il n’y avait rien qui passait en dehors du Black and White. De temps en temps, Oli me regardait en souriant mais il ne me disait pas un mot et je n’aurais pas juré qu’il me distinguait pour de bon. Ou bien était-ce moi qui étais invisible, à présent, traversant une passe en solitaire depuis quelque temps alors qu’Édith et lui prenaient leur bain de lait tiède et roucoulaient à l’unisson ?
J’allai danser un peu pour lui épargner ma présence, avant qu’il ne s’étranglât à force de chercher les mots qui adouciraient mon sort. Je me trouvai une lourde partenaire avec des socquettes, un serre-tête et un pull qui lui arrivait sous les fesses. J’évitais de lever les yeux sur elle et me tenais prêt à filer s’il y avait un slow.
Je me demandais de quoi elles pouvaient bien discuter. Elles étaient à l’écart, chacune d’elles une épaule au mur, et ça devait être du sérieux car personne ne s’approchait bien qu’elles fussent les deux plus belles filles de la soirée. La bouche à moitié pleine, David vint m’interroger sur leur conciliabule.
— Édith veut me donner son avis…, marmonnai-je.
— Mmm… à ta place, je me méfierais de l’avis d’une fille sur une autre.
— Sois tranquille. J’attends pas après.
Il leur jeta un coup d’œil, puis hocha la tête :
— Quoi qu’il en soit, je reconnais qu’elle est pas mal.
— Bah, y a rien de fait… Je me suis pas encore décidé.
— Écoute-moi… J’ai l’impression que c’est un numéro, cette fille… Regarde bien où tu mets les pieds, vas-y mollo…
— Ouais… je te dirais que je suis à moitié chaud…
Puis la pluie tomba tout d’un coup, comme si une vague s’était brisée sur le toit de la maison. David me conseilla d’essayer les sandwichs au pâté. Encore un qui avait toutes les filles qu’il voulait, qui gardait un appétit du tonnerre. Il y avait six mois qu’il était avec Édith et je ne m’étais pas sorti une seule fille durant toute cette période. Peut-être qu’il commençait à se poser des questions à mon sujet, qui sait ? Le fait est que j’avais joué de malchance, ces derniers temps. Je visais toujours trop haut, comme s’il y allait de ma vie, et j’en voulais des qui couchaient, pas de ces cinglées poussant des cris terrorisés sitôt qu’il s’agissait de le faire. Lorsqu’elles étaient belles, intelligentes et qu’elles n’avaient pas froid aux yeux, je m’y fracassais le crâne, je percutais une muraille d’indifférence dont au mieux je ne m’attirais qu’un sourire désolé. « Reviens nous voir, Henri-John, reviens dans cinq ou dix ans… » Il me restait Ramona pour ne pas devenir fou. Mais j’arrivais tout seul, je grimpais les étages derrière les autres quand nous débarquions à une soirée, et je repartais les mains dans les poches, sans personne à mon bras, et je les attendais sur le trottoir. Et Ramona qui me répétait que cela ne pouvait pas durer, qui me suppliait de trouver une fille de mon âge. Elle prétendait que c’était pour mon bien, et moi je lui demandais si elle voulait m’achever.
De toutes les filles que j’avais tenues dans mes bras, il n’y en avait pas une qui ne se soit dégonflée au dernier moment. Alors j’en avais assez. Maintenant je les détectais au premier coup d’œil, et fussent-elles d’une beauté renversante, je ne me donnais même plus la peine de les approcher, je laissais à d’autres le soin d’essuyer les plâtres, car moi je ne pouvais plus m’en contenter, je me retenais de ne pas les étrangler. Alors je me sentais seul.
Anna était tout à fait ce qu’il me fallait. Tout à fait le genre de fille que je ne pouvais pas avoir. Et si j’avais déliré sur le regard qu’elle m’avait lancé auparavant, si j’avais cru y déceler quelque vague promesse, j’étais rassuré à présent, c’était fichu, j’avais gâché la toute petite chance que le Ciel m’avait accordée, je l’avais soufflée de ma lourdeur imbécile et à la première occasion. J’avais l’impression que je ne m’en sortirais jamais.
— Je n’aime pas du tout cette fille… !
— Ça m’aurait étonné.
— Non, je ne plaisante pas. Elle est froide comme un serpent… et puis on ne la sent pas, elle reste cachée… tu vois ce que je veux dire… ?
— Tu voulais peut-être qu’elle te raconte sa vie… ?! Bon Dieu, il y a des gens qui sont réservés, qui ne se confient pas au bout de cinq minutes, tu y as pensé ?!
— Non, c’est pas ça… On dirait qu’elle se contrôle, qu’elle se fabrique un personnage… Elle te répond en plaisantant, mais au bout d’un moment tu t’aperçois que ça sonne faux, qu’elle ne dit pas ce qu’elle a dans la tête…
— Parce que toi, tu dis toujours ce que tu penses… ? Ah ! je t’en prie… ! Il suffit que cette fille m’intéresse pour que ça t’emmerde, voilà la vérité… !
Je n’en avais pas spécialement après Édith. C’était tous ces mois d’échecs qui me remontaient à la gorge, et mon dernier exploit qui cuisait mes joues et mes oreilles, l’admirable sûreté avec laquelle je m’étais sabordé, ridiculisé aux yeux d’Anna. Je m’en serais pris à n’importe qui, mais il fallut que ça tombe sur elle. Je la vis pâlir cependant qu’elle me dévisageait.
— Pauvre imbécile… !! me balança-t-elle. Si tu savais comme je me fiche de tes histoires… !
Elle me décocha un regard si méprisant que je détournai la tête. Elle siffla encore quelque gentillesse entre ses dents, que je ne compris pas, puis elle me planta là. J’avais le chic pour faire le vide autour de moi lorsque j’étais en forme.
Le déluge qui s’abattait dehors n’aurait pu délayer l’amertume de mes sentiments. Plutôt que de moisir dans mon coin, j’allai préparer des sandwichs à la cuisine. Je m’y activai durant un bon moment, telle une machine emballée, j’en tartinai pour tout un régiment, les yeux rivés à la table et répondant à peu près n’importe quoi lorsque l’on me parlait. J’aurais aussi bien pu m’attaquer à la vaisselle, fourbir tous les couverts de la maison ou écoper la pelouse avec un verre à liqueur. Je n’avais pas besoin qu’on m’aide. Surtout pas. Je le maugréai en apercevant deux mains qui me volaient mon boulot, déjà qu’il s’en empilait une montagne sur la table. Au point où j’en étais, je pouvais me permettre une remarque désagréable, j’avais cessé de compter mes ennemis. Je levai les yeux sur l’importun, une vacherie à la bouche. Mais c’était Anna.
On se fixa une seconde. Puis je me remis au travail sans prononcer un mot, essayant de me souvenir où j’avais laissé mon verre. Et je serrai les dents, car j’étais sûr de sortir une ânerie si je disais quoi que ce soit, toutes mes paroles étaient maudites.
Il me sembla agir avec intelligence en quittant la cuisine. Si c’était pour me couper un doigt ou renverser quelque chose, me livrer devant elle à un acte ridicule – et je le pressentais d’une manière infaillible –, mieux valait changer d’air.
Je débouchai dans le salon avec le souffle court, les idées mal en place. Je me servis un verre et m’en allai m’appuyer le dos au mur. « Essaie de ne penser à rien », me conseillai-je.
Ce n’était pas chez Nadia Boulanger que j’avais appris à jouer avec mes pieds ou même debout devant un piano. Je ne m’en étais jamais vanté auprès d’elle. À la manière dont je me tenais parfois, elle m’avait posé certaines questions et j’avais concédé qu’il m’arrivait, en guise d’amusement, de plaquer quelques accords de jazz lorsque Georges insistait. Ce qui du reste était vrai. Il me versait presque une larme sur l’épaule quand je lui offrais un truc de Monk, m’accompagnait de sa voix éraillée tandis qu’il titubait dans le petit matin et que les autres commençaient à remettre un peu d’ordre. Enfin, elle m’avait invité à ne pas en abuser, car l’on y prenait de mauvaises habitudes et ses narines se pinçaient dès que mes mains s’affaissaient un peu.
Je ne pouvais pas imaginer sa réaction si elle m’avait vu interpréter Great Balls of Fire. D’après Alex, qui avait assisté à l’enregistrement du Dick Clark Saturday Night Show en 58, je me démenais presque autant que l’original et le résultat était très convaincant. Aussi bien, j’obtenais toujours un large succès quand je m’attaquais au répertoire de J.-L. Lewis. Mais le cœur n’y était pas, ce soir-là, et l’on m’avait plus ou moins poussé jusqu’au piano.
Il m’avait fallu un certain temps avant de m’y mettre. Mais lorsqu’elle s’était approchée je transpirais déjà. Et j’étais déchaîné au point que bien malin celui qui eût détecté l’effet qu’elle produisit sur moi. Avais-je poussé un cri que n’eussent couvert mes vociférations – elle était arrivée au milieu du refrain – ? Avais-je sursauté alors que je ne tenais pas en place, que mes jambes, ma tête et mes bras partaient dans tous les sens ? Avais-je rougi ou bien avais-je blêmi quand mon visage n’était plus qu’un lampion illuminé, tordu par l’effort… ?! Je pouvais sans crainte la dévisager de mes yeux exorbités, tout le monde n’y voyait que du feu.
Chaque fois qu’elle souriait, je remettais ça. Je connaissais assez de morceaux pour lui soutirer tous les sourires dont elle était capable, au pire je les aurais inventés. C’était un quart de queue. Elle avait appuyé son ventre contre la ceinture et les touches me semblaient d’un contact différent, surtout lorsque je plongeais un œil dans son décolleté. J’enchaînais les airs les uns derrière les autres, je n’osais pas m’arrêter de peur de briser le charme. J’en avais la gorge qui me brûlait, les doigts douloureux, et je ne parvenais pas à réaliser ce qui m’arrivait tout d’un coup, j’avais oublié, à force de pénombre, qu’il y avait un côté ensoleillé.
Quoi qu’il en soit, je n’en puis plus au bout d’un moment. J’aurais voulu continuer mais j’avais l’impression que j’allais cracher du sang si j’insistais. Or je jetai un coup d’œil dans la salle et m’aperçus qu’ils étaient morts, eux aussi. Ravis mais exténués. Quelques timbrés vinrent me demander d’accomplir encore un effort, il y en eut même pour me suggérer les pâles reprises qu’on entendait à la radio et que les Français massacraient sans vergogne, éviscéraient consciencieusement avec des airs d’imbécile heureux. Elle leur dit de me laisser tranquille. Elle me servit un verre d’eau.
— Est-ce qu’on peut parler d’autre chose que de poésie… ? murmura-t-elle en se penchant vers moi.
— Bien sûr… ! lui répondis-je. Tu as mieux à proposer… ?
Il m’apparut très vite que l’affaire était dans la poche, et donc aussitôt je me sentis un autre homme. À présent qu’avait disparu la crainte d’être à nouveau éconduit – ce n’était pas moi qui m’étais assis sur ses genoux mais l’inverse et je ne lui avais rien demandé –, j’envisageais la situation avec le plus grand calme. Qu’y avait-il, au fond, d’extraordinaire ? N’était-ce pas dans l’ordre des choses ? N’étais-je pas enfin à ma place ? J’étais comme un pilote qui s’est entraîné durant des années et à qui l’on confie enfin une voiture de course. Les yeux fermés, je savais déjà où se trouvaient tous les boutons. Je n’avais aucune inquiétude. Je n’étais même pas pressé.
Je ne savais pas où elle était allée chercher qu’Anna avait la froideur d’un glaçon. Elle était tiède, au bas mot, son regard m’emplissait comme la vapeur d’un bain turc et de mon bras glissé autour de sa taille me parvenait une indicible douceur, un courant chaleureux me l’amollissait.
Je m’étais mis à l’eau minérale, pour plus de précaution. Et tandis qu’un peu d’eau fraîche coulait dans mon gosier, sa main avait plongé dans l’échancrure de ma chemise. Son premier baiser me cloua sur le siège, me crucifia d’un bonheur qui tenait moins à l’exercice en lui-même – dont je n’ai jamais été vraiment fou – qu’à sa signification. J’en sortis comme un type qu’on venait de baptiser, ébloui et sachant gré au monde d’être tel qu’il était.
Puis je l’emmenai danser. Je ne voulais pas m’en séparer mais je laissais aux plus jeunes les interminables séances de bécotage coupées d’œillades alanguies dont ils se repaissaient jusqu’à plus soif. Il me sembla que l’on s’écartait de mon chemin, qu’on se précipitait pour changer de disque, que l’on me considérait avec un mélange de jalousie et d’admiration. Je me sentais d’humeur à distribuer des paroles aimables, à m’inquiéter que tout gazait pour chacun, à sourire de la moindre plaisanterie.
Je fis voler Anna par-dessus ma tête, la fis passer entre mes jambes, je l’enroulai autour de mon bras et la lançai comme une toupie vivante. Je rigolais dans le creux de son oreille quand je la serrais contre moi. Elle était légère, élastique, affriolante. Blonde, langoureuse et juste à ma taille, et son visage rayonnait, et je ne me souvenais pas avoir éprouvé une aussi grande joie de ma vie.
On alla souffler dans l’ombre. Je la collai au mur, lui enfonçai ma cuisse entre les jambes et l’embrassai du cou à l’épaule qu’une large encolure proposait à mes lèvres. Entre sa peau et son vêtement flottait un tendre coussin d’air parfumé qui m’arrivait droit dans les narines, aussi traînai-je un peu dans les parages.
— Mmmmmm…, m’extasiai-je.
— À qui la faute ? me dit-elle.
— Hein… ?
— Je dois empester la transpiration.
— Ah ! non, pas du tout.
— Mais si.
Puis elle ajouta, sur un ton à demi contrarié, et comme je continuais de secouer la tête :
— Vraiment… ? Tu en es bien sûr… ?
Sur le coup, je ne compris pas ce qu’elle mijotait. Mais j’imagine qu’elle s’adressa directement à mon subconscient car au lieu de la rassurer pour de bon – je m’apprêtais à lui décliner certaines senteurs délicates qui me passaient par la tête –, je m’entendis lui répondre que ce n’était pas grave, que je n’allais pas me formaliser pour si peu, d’autant que moi-même…
Elle me dévisagea en pressant ma main dans la sienne. J’étais toujours en plein brouillard. Toutefois, je sentais confusément que je devais ravaler mes questions idiotes. Lorsque l’on se retrouvait avec un tel engin entre les mains, on ne commençait pas par se demander où étaient les freins. L’un de mes coups de génie de la soirée fut que je lui décochai un sourire entendu.
— Ça te ferait plaisir… ? murmura-t-elle.
— Mets-toi à ma place…, répondis-je.
— Maintenant… ?
— Pourquoi attendre… ?!
J’étais cuit si c’était à moi de jouer.
Mais parfois, vous pouvez prendre tous les risques imaginables et la chance vous sourit.
— Alors viens…, m’enjoignit-elle.
Ainsi donc, il s’agissait d’aller quelque part.
— Je te suis…, lui affirmai-je.
Cela m’évita d’aller parlementer avec la bande d’imbécile – tendance « Golf-Drouot » mâtinée « Salut les copains » – qui s’occupait du tourne-disque et ne jurait que par les versions françaises, les copies à la con enregistrées dans des sanatoriums et qu’on nous servait la gueule enfarinée. Traversant la pièce avec une grimace à leur intention, je croisai le regard d’Édith. J’en déduisis que nos relations étaient suspendues, disons pour au moins huit, dix jours si je ne m’abusais, et je ne me berçais pas d’illusions. Au premier coup d’œil, je savais si elle ne me réservait que son indifférence ou si comme cette fois je devais me préparer à une guerre totale et sans merci, pour ça j’étais le plus grand expert du monde, je ne me trompais jamais. Je savais, par exemple, que dans les heures qui suivraient, et dans un rayon de deux mètres cinquante autour d’elle, il y aurait une zone dans laquelle je ne devais pénétrer sous aucun prétexte si je ne voulais pas que ça explose. Et je savais qu’elle ne me louperait pas.
Quoi qu’il en soit, je n’en fus pas tracassé outre mesure. Je sentais que les jours qui viendraient à présent allaient arranger ça, qu’ils trouveraient en moi un type nouveau, débordant de bonne humeur et si peu enclin à la bagarre que mon pacifisme la désarmerait. Pourrait-elle résister à mes excuses, aurait-elle le cœur de me frapper la joue gauche ?! Bien entendu, ce n’était pas impossible, mais n’aurais-je pas raison de sa colère, au bout du compte, ne finirais-je pas, à force d’en prendre, par aspirer jusqu’à la dernière petite goutte de ce poison qui la dressait contre moi… ? Elle n’allait pas en revenir des attentions que je lui prodiguerais, j’en souriais à l’avance en grimpant l’escalier sur les talons d’Anna.
J’y vis un peu plus clair lorsqu’elle nous enferma dans la salle de bains. Je me dis qu’à l’avenir il me faudrait réfléchir plus vite, voire anticiper ce genre de choses.
Je ne lui demandai pas ce qu’on fabriquait là. Je m’appuyai le dos à la porte, contre un matelas de peignoirs qui y pendaient, et lui tendis une main électrique.
Baiser avec Ramona, si je devais tenter une comparaison avec mon expérience de cette nuit-là, tenait de la glissade sur le versant moelleux d’une colline. Avec Anna, ce fut comme si je dégringolais au fond d’un ravin, me brisant tous les os. Et au fond, il y avait une telle différence entre leurs deux méthodes que je n’aurais pu choisir de l’une ou de l’autre. Mais toutefois, et j’en étais encore enflammé, j’avais découvert un sentiment que Ramona n’avait jamais éveillé en moi, celui de la conquête.
Il me semblait que j’avais livré un combat, sur le carrelage de la salle de bains. Nous ne nous étions pas installés sur des coussins, je ne l’avais pas dévêtue avec cérémonie, l’esprit au repos et la regardant s’offrir sans réserves, quelquefois lointaine et pensive, ce dont je me fichais éperdument. Nous nous étions jetés l’un sur l’autre. Nous nous étions empêtrés dans nos affaires. Nous avions roulé sur le sol et nous étions battus comme des chiens, sauf que c’était la joie et le désir qui nous déchiraient. Si Ramona avait eu pour moi le goût de l’inconnu, cela n’avait jamais dépassé le mystère de son corps, la manière dont elle réagissait à mes caresses et comment tout ça fonctionnait. Je connaissais les sentiments qu’elle éprouvait pour moi et qui restaient les mêmes depuis toujours, que nous couchions ou non ensemble. J’allais rester son petit chéri, presque son enfant, jusqu’à la fin des temps, et rien ne pourrait y changer quoi que ce soit. Et je ne cherchais ni n’obtenais davantage. Tandis qu’avec Anna, tout était possible. Rien n’était joué d’avance. J’étais bien tranquille que la première raison qu’elle avait de baiser avec moi n’était pas celle qui consistait à me faire plaisir.
Je m’étais attaqué à une fille de vingt-deux ans, et pas une sainte nitouche, et elle était sacrement jolie. Elle aurait pu se payer tous les types de cette soirée ou bien passer un coup de téléphone, et des hordes entières seraient accourues, mais c’était moi qu’elle avait choisi, moi qui l’avais conquise, et ça, je ne le devais à personne. Et aucune Austin Halley ne m’attendait sur le parking, je ne lui avais pas proposé de week-end à Deauville et je n’étais pas un photographe de mode. Elle regardait mes mains ou me caressait la joue sans rien dire tandis que nous attendions que la baignoire s’emplisse. Aussi nu j’étais en cet instant, aussi nu l’avais-je été lorsqu’elle était venue vers moi. Je n’avais pas besoin d’un dessin pour comprendre ce qui l’avait poussée dans mes bras. Je ne savais pas comment je m’étais débrouillé mais le résultat était là. Je devais lutter pour ne pas avoir un sourire imbécile au coin des lèvres.
D’autre part, j’avais fait avec elle ce que je ne m’étais jamais résolu à faire avec Ramona. Je n’avais pas hésité une seconde. Et en y repensant, je me rendais compte de ce que cela signifiait, je mesurais les limites de ce que j’avais connu durant trois années. Au fond, je n’avais jamais songé à la posséder réellement, je m’étais contenté du plaisir qu’elle me donnait le 12 de chaque mois et je réalisais qu’elle n’avait pas tenté de nous rapprocher davantage. Qu’elle avait pris soin de m’aveugler pour me conduire où elle le désirait, qu’elle m’avait mené au travers d’un labyrinthe dont elle avait les clés, veillant à ce que je ne m’écarte pas du chemin qu’elle nous avait tracé. Je ne savais pas si je devais lui en être reconnaissant ou quoi, mais je commençais à comprendre certaines choses. Non pas que le petit jeu auquel je m’étais livré avec Anna représentât en soi le fin du fin, fût l’Everest qu’il convenait d’atteindre sans quoi l’on ne connaissait rien à ces niveaux où émergeaient les vrais amants. Non, j’avais connu de purs délices avec Ramona, de ces instants où je m’étais étranglé d’aise, où j’avais roulé sur le flanc en m’imaginant que la mort ne serait plus rien. Non, si je ne le lui avais pas fait, c’était parce qu’elle en avait décidé ainsi. Ça ne me dégoûtait pas au point que j’aurais résisté à d’habiles manœuvres, et elle le savait à coup sûr. Mais il y avait des gestes qu’elle n’encourageait pas, des élans qu’elle retenait, des murmures qu’elle ne voulait pas entendre, et je m’en accommodais. Tant de petites choses qui me revenaient à présent, qu’éclairait ma séance avec Anna, et me laissaient perplexe pendant que coulait notre bain et à mesure que s’embuait la pièce.
Il était dit que j’allais innover, ce soir-là. Qu’une fois l’acte consommé, je n’allais pas me retrouver seul, rasant les murs comme un voleur. Ça me changeait un peu.
On s’arrêta un moment à la cuisine, afin de satisfaire un appétit du diable. Flo qui passait par là – et j’en fus amené à vérifier la bonne fermeture de ma braguette – nous considéra tous les deux avec le feu aux joues, puis bredouilla quelques paroles incohérentes avant de s’éclipser comme si nous étions contagieux. À mon avis, la nouvelle allait se répandre sans tarder.
— Et ça te gêne… ? me demanda Anna.
— Non… mais on ne l’a pas sonnée.
Bien sûr que non, nous ne l’avions pas sonnée. Mais Flo était ainsi, et pas si méchante que ça, finalement. Tout le monde savait qu’elle avait la langue bien pendue – et moi davantage qu’un autre ! –, mais qui donc est sans défaut… ?! Elle avait aussi le cœur sur la main, et les ragots qu’elle colportait n’étaient jamais très venimeux, elle ne cherchait pas à blesser les gens. Que quelqu’un lui en voulût au point de l’enfermer dans la cave me paraissait hors de question.
Elle était au bord de la crise de nerfs quand on la sortit de ce mauvais pas, elle pleurait comme une madeleine. On était toute une armée dans la cuisine, à essayer de la consoler, et moi le premier, je la laissais chiffonner le revers de ma chemise et l’inonder tandis que je lui offrais un mouchoir qu’elle continuait d’ignorer.
Elle était allée chercher du vin, ou je ne sais quoi. Et la porte avait claqué, la lumière s’était éteinte. Elle mit du temps à admettre qu’on pouvait très bien ne pas l’avoir entendue, que je m’étais à nouveau déchaîné au piano et que ses cris et les coups qu’elle avait donnés sur la porte, je les avais, nous les avions engloutis dans un chahut mémorable et que nous n’étions pas tous de mèche. On la réconforta du mieux que nous en étions capables. On l’assura que personne n’aurait aimé rester coincé durant une bonne demi-heure dans l’obscurité, ni faire un vol plané sur des sacs de charbon après avoir loupé une marche. On mit tout sur le dos d’un courant d’air. On lui démontra que dans certaines conditions – on profita de son émotion pour tirer le truc par les cheveux – et compte tenu que le verrou branlait et que la gâche était vissée très près du bord… Enfin bref, tout s’expliquait et le vent et la pluie cognaient au-dehors pour nous donner raison, et des types étaient penchés sur l’interrupteur et le trouvaient un peu capricieux et puis quoi… ?! Qu’est-ce qu’elle allait chercher… ?! Qui aurait pu faire une chose pareille… ?!
Lorsqu’elle se fut calmée, on l’envoya se prendre un bain et se changer, et quelques filles l’accompagnèrent pour l’aider à oublier sa mésaventure. On en rigola un peu, tout de même, à présent qu’elle avait le dos tourné. On insinua qu’elle n’était pas très fraîche, avait oublié d’allumer, s’était étalée dans le charbon et n’avait pas été fichue de retrouver la poignée de la porte. De telles choses n’étaient pas si rares à mesure que les soirées avançaient. Il en arrivait presque toujours. Du reste, nous nous en servions pour baptiser les bons moments que nous passions ensemble. « La fois où Flo a tâté du cachot » me semblait avoir une chance. Mais pour finir, ce ne fut pas sous cette appellation que l’on grava ceux-ci dans nos mémoires.
Anna me demanda si je voulais me promener dehors.
— Il pleut…, lui répondis-je.
— Oui, je sais qu’il pleut.
— Très bien. Ça me plaît, moi aussi.
Ça n’allait pas me tuer, de toute façon.
Et puis il n’y eut qu’un court instant qui fut désagréable. Ensuite, trempé jusqu’à la moelle, je me tournai vers elle en souriant.
Mais elle n’avait pas l’air de bonne humeur.
— Ça ne va pas… ?
— Viens, me dit-elle.
Nous nous éloignâmes sur le chemin. Pour une fille qui détestait la campagne, je me dis qu’elle avait de drôles d’idées, mais je préférais garder cette réflexion pour moi. J’étais même décidé à ne pas prononcer un mot, en l’occurrence. Je ne savais pas ce qu’elle avait. Je ne la connaissais que depuis quelques heures.
Il n’y avait plus de vent, juste un léger balancement de l’air. La pluie était tiède, lourde et paresseuse. Il ne faisait pas si sombre qu’on ne pût distinguer des champs et des bois et le tracé du chemin inondé qui descendait vers le village. J’imaginais déjà le moment où nous rentrerions, augurais une nouvelle séance dans la salle de bains à l’heure où nous nous sécherions et en oubliais qu’un truc semblait la contrarier.
Elle s’arrêta dans un virage, s’adossa au tronc ruisselant d’un gros arbre. Mais il n’y avait pas d’éclairs. Je la découvris de nouveau et tout mon sang devint gazeux, me fourmilla des pieds à la tête. Je fus sur elle aussitôt. Et malgré le peu d’intérêt que je portais à la chose, je lui servis le plus long et doux baiser de toute mon existence.
Après quoi elle me dit :
— Qu’est-ce qui t’a pris d’aller consoler cette conne… ?!
J’étais en train de fouiller entre ses jambes.
— Je te pose une question… ! reprit-elle.
J’avais entendu. De même avais-je remarqué que ses cuisses ne s’étaient pas ouvertes.
— Écoute… Mais j’en sais rien…, soupirai-je.
Durant une seconde de pure imbécillité, je crus qu’elle me faisait une scène de jalousie. Je la regardai tendrement. Je n’aurais pas levé le petit doigt si toutes les autres femmes avaient disparu de la planète.
— Elle a eu ce qu’elle méritait, non… ?
Sa voix était dure, mais elle s’était mise à pousser et rétracter son bassin contre mes mains. Si bien que j’étais à la fois assommé par ses paroles et corrompu par les agaceries de son pubis.
— Tu ne dis rien… ?
Elle avait levé une jambe et m’en avait ceinturé la taille. Je sentais qu’à la pluie coulant sur mon visage se mêlait la sueur de mon front. Je trouvais ça dégueulasse d’avoir enfermé Flo, je la voyais encore pleurer sur mon épaule, mais ma colère ne parvenait pas à sortir.
— Est-ce que je n’ai pas eu raison… ?
Elle m’avait attrapé les cheveux dans la nuque et me forçait à la regarder. Elle retint ma main comme je cherchais à lui glisser un doigt.
— C’est oui ou c’est non… ?!
J’avais l’impression que l’arbre allait s’abattre sur nous. Toute ma vie, j’avais attendu cette soirée, toute ma vie j’avais rêvé de rencontrer une fille comme elle.
— Oui… elle l’a mérité, murmurai-je.
Elle me lâcha la main. Me mordilla l’oreille. Et son autre jambe se cala dans ma hanche. J’étais si bouleversé par ma lâcheté et le bonheur de la tenir dans mes bras que j’étais sur le point d’avoir des brûlures d’estomac.
— Est-ce que ce n’était pas bien fait pour elle… ?!
Je grimaçais, de toute façon. Son corps était comme un boulet accroché à mon cou mais la tension de mes muscles me procurait une joie sans nom.
— Oui, c’est bien fait pour elle… ! grognai-je en débouclant ma ceinture.
J’essayais d’agir plus vite que je ne réfléchissais, d’encombrer mon cerveau en m’activant de plus belle. Je m’arrachai le dos des mains contre le tronc d’arbre en lui saisissant les fesses, mais je ne réussis pas à me débarrasser du sale goût que j’avais dans la bouche.
— J’ai eu raison, n’est-ce pas… ?
Ses yeux s’écarquillèrent à mesure que je lui plantai mon outil. Je sentis que je n’étais pas de taille à lutter contre ça. On ne pouvait me demander un tel sacrifice et ma bouche se tordit une fois encore.
— Oui… cent fois raison… !
Ensuite, on décida de continuer notre balade – à vrai dire, je n’étais pas très pressé de me retrouver face à face avec Flo. Le chemin descendait toujours et il suffisait de se laisser aller. Je pensais que la remontée serait une autre histoire mais je ne voulais pas jouer les rabat-joie sous prétexte que j’avais un peu les jambes en coton. Aussi bien, c’était une petite douleur presque délectable, une fatigue amicale qui prêtait à sourire. Anna se serrait contre moi. Ou bien quelque hasard nous séparait un instant et je l’observais, elle était une suffocante apparition, j’en étais ébloui, elle représentait tant de choses pour moi que mon esprit n’appréhendait ce prodige qu’avec difficulté.
Je n’aurais pu décider si elle était simplement jolie ou du genre exceptionnelle, je n’en savais plus rien du tout. J’espérais qu’un forgeron allait surgir de la nuit pour nous enchaîner l’un à l’autre. Car maintenant, il allait s’agir de la garder et, comme un imbécile, je songeais déjà que je pouvais la perdre. Et je ne voyais pas qu’une chance pareille s’offrirait à moi de nouveau, ça m’avait pris des années avant de tomber sur elle et je me souvenais trop bien de ce que j’avais enduré.
Chemin faisant, je décidai de ne pas donner à cette histoire avec Flo plus d’importance qu’elle n’en avait. Je n’allais tout de même pas juger Anna sur une bêtise de la sorte, à moins d’être un vrai fou furieux, à moins de vouloir tout foutre en l’air dès le premier soir. Et si c’était ce que je désirais, je n’avais qu’à y aller, je n’avais qu’à m’amuser à lui chercher des noises, à lui débiter mon petit sermon si j’en avais le courage.
Lorsque nous arrivâmes en vue du village, il me fallut admettre que je lui aurais pardonné n’importe quoi. Et je n’y pouvais rien. Enfin bref, il était temps que je m’arrête de réfléchir à tout ça car elle me regarda sous le nez et me trouva un air bizarre. Nous étions devant le cimetière. Je l’attrapai et la serrai dans mes bras. Pour un type qui n’aimait pas les baisers, je me posais là, je perdais complètement les pédales. Mais est-ce que je disais le contraire… ?!
C’est alors qu’elle me montra quelque chose à travers les grilles. Une espèce de petit bouquet comme on en voit dans ces endroits, des perles enfilées sur un fil de fer, des fleurs macabres.
— Je le veux…, m’annonça-t-elle.
— Et puis quoi… ?! lui répondis-je.
— Très bien… ! répliqua-t-elle en empoignant un barreau. J’ai pas besoin de toi !
Je jetai un coup d’œil alentour puis la fis descendre.
— Tu y tiens vraiment… ? lui demandai-je.
Je me doutais bien qu’elle n’allait pas changer d’avis dans la seconde mais je voulais qu’elle soit bien sûre que son caprice valait que je me prenne un coup de fusil. Le regard qu’elle me lança était sans équivoque. À mon avis, elle voulait voir de quoi j’étais capable, si j’étais du genre à me dégonfler à la moindre occasion. Et je regrettais déjà d’avoir hésité, quoique j’aurais préféré lui prouver mon courage en d’autres occasions. Mais quoi, prétendre que je trouvais ça bête, si con que j’avais envie de rigoler, et qu’elle en déduisît que je cherchais à me défiler… ? Non, je ne pouvais me le permettre. Et puis nous en ririons à coup sûr dans quelques jours. Elle m’avouerait qu’elle avait pris ce qui lui tombait sous la main et me demanderait si je ne l’avais pas jugée trop sotte à ce moment-là. Et je lui jurerais que non, je la laisserais se blottir contre moi et se cacher sous les draps afin de ravaler sa honte.
Bref, tant qu’à jouer les idiots, je préférais ne pas attendre. Nous n’avions pas encore alerté tous les chiens du village et la pluie nous préservait des insomniaques en balade. Néanmoins, il s’agissait d’une solide rangée de barreaux, lisses et luisants, et d’une sacrée hauteur mine de rien. J’aurais bien voulu l’y voir. Avec un peu de chance, j’allais m’embrocher sur les piques affûtées qui les hérissaient et finir en enfer comme un vulgaire pilleur de tombes.
Mais j’imagine qu’elle ne pouvait éveiller aucune rancœur en moi. L’élan de colère qui me traversa au moment où je saisis les barreaux me visait en personne. Je n’étais pas fier de moi. Je m’en voulais de ne pas avoir su m’imposer autrement.
D’autant plus que je ne m’envolai pas de l’autre côté. Ce fut une ascension laborieuse, plutôt ridicule, grimaçante et ponctuée de mes gémissements étouffés. C’était comme de grimper le long d’un manche à balai, sauf qu’il n’en finissait pas et que ça glissait davantage. Enjamber les fers de lance qui se dressaient au sommet ne manqua pas de me poser quelque problème et je profitai qu’elle soit en bas pour jurer une bonne fois entre mes dents.
Vu de près, le bouquet était abject. La rouille le rongeait de l’intérieur et la pluie seule lui donnait un timide éclat. J’étais certain qu’en temps normal, ni l’un ni l’autre ne nous serions seulement baissés pour ramasser une telle horreur.
— Bon, maintenant que je suis là… es-tu sûre de vouloir t’embarrasser de ce truc… ?
— Hein… ?!!
— Non, je plaisantai…
— Oh !… il est superbe ! Ce sera le souvenir de notre rencontre… !
Le plus fort était qu’elle semblait sérieuse. Je sentis alors combien il avait été grossier de ma part de n’y avoir pas songé et combien j’agissais avec délicatesse à présent, m’enfonçant un peu plus dans mon rôle de brute épaisse aussitôt que j’ouvrais la bouche. Je n’en loupais pas une. Je me suis dit que je n’avais qu’à continuer si je voulais la perdre, que je tenais le bon bout.
— Donne-le-moi…, me pria-t-elle d’une voix à me conduire droit sur les écueils.
— Non…, résistai-je en la dévorant des yeux. J’arrive… !
Lui passer le bouquet à travers les barreaux ne m’emballait pas du tout. Je voulais la soulever dans mes bras au moment où j’allais le lui donner, l’emporter en courant et peut-être nous basculer à l’abri d’un fossé pour obtenir ma récompense. Attrapant un barreau, je songeai avec une joie furieuse que cette nuit n’allait jamais finir, que je n’en épuiserais jamais tous les délices.
Mes forces étaient décuplées. Je me retrouvai là-haut en moins de deux. À son air, je vis qu’elle n’en revenait pas de tant d’agilité, c’était comme si des anges m’avaient empoigné par la peau du dos et projeté vers le ciel. Pourquoi m’avait-elle imposé une épreuve aussi facile quand j’aurais pu franchir pour elle la même en cyclopéen… ?! J’avais d’ailleurs son bouquet à la main, à croire qu’un seul bras m’aurait suffi, que j’accomplissais ce genre d’exercice tous les matins en me levant.
Je pris appui d’un pied sur la barre transversale. Puis j’effectuai une traction afin de me hisser au sommet et passer de l’autre côté en souplesse. Mais mon pied glissa en cours de route.
Au bruit qui s’ensuivit, il me vint tout d’abord à l’esprit que j’avais déchiré ma chemise. Puis que j’étais coincé par quelque chose. Anna recula en criant, trébucha et s’étala au milieu de la route.
Dans le même temps, je m’aperçus que j’avais un point de côté. Je lâchai le bouquet. Je ne comprenais pas pourquoi je ne pouvais plus bouger. Jusqu’à ce que, tâtonnant d’une main vers le poids que je sentais dans mon dos, celle-ci se refermât sur un objet bizarre. En fait, la douleur ne se manifesta pour de bon qu’au moment où je réalisai que je m’étais transpercé de part en part.
*
* *
Le jour où nous avons terminé l’escalier, la question s’est posée de savoir si l’on démolissait l’autre. J’y ai réfléchi un instant puis j’ai résolu qu’Oli en déciderait lui-même.
Nous avons fêté l’événement dans un restaurant de Chatham, puis ensuite nous avons traîné dans un bar. Je cherchais à le saouler un peu pour marquer le coup, mais je n’écartais pas une autre possibilité si je ne prenais pas garde.
D’une certaine manière, je regrettais que l’ouvrage soit fini. C’était une chose de se voir, de se balader, d’aller pêcher ou jeter un œil, le dimanche, à la kermesse qui se tenait autour de l’église, sous les arbres, et d’y manger un morceau en fouinant à droite et à gauche. Une autre de travailler ensemble. La construction de l’escalier nous avait sans doute pris un bon mois. Nous avions passé des jours entiers sans recevoir la moindre visite, absorbés que nous étions du lever au coucher du soleil par notre histoire, et j’avais appris beaucoup de lui en l’observant, beaucoup plus en examinant un simple geste que s’il m’avait raconté dix années de sa vie par le détail. Bien entendu, il n’était pas si parfait que je lui aurais dressé un monument, mais il m’avait aidé à considérer certaines choses de façon différente et le plus souvent sans le moindre discours. Il me suffisait de le regarder à l’œuvre, manier un outil par exemple, pour à la fois comprendre qui il était et trouver matière à réfléchir sur telle ou telle attitude qu’il convenait d’adopter dans la vie.
Ce soir-là, je me suis demandé si je n’allais pas lui proposer d’ajouter une aile à la maison ou de la surélever d’un étage.
Mes problèmes n’étaient pas réglés, mais grâce à lui j’avais passé le cap le plus difficile. J’avais retrouvé des forces et mon esprit était clair. J’avais cessé de m’apitoyer sur mon sort. Ma blessure ne s’était pas refermée mais je pensais pouvoir vivre avec, à présent, parce que je l’acceptais, parce qu’elle m’était familière, parce que Finn avait, disons, une manière de se servir d’un marteau qui me réconciliait avec le monde.
Ce soir-là, j’aurais voulu le remercier. Je ne l’ai pas fait car je ne voulais pas le mettre mal à l’aise. Et puis l’on ne remercie qu’à la fin et je n’avais pas l’intention de me débarrasser de lui. Je le regardais et j’étais étonné de ce que j’avais trouvé en venant ici. Ce n’était pas ce que j’étais venu chercher, mais c’était tout ce dont j’avais eu besoin.
C’est lui qui a conduit sur le chemin du retour.
Plus tard, j’ai rejoint Oli à New York. Il tenait à m’avoir pour la dernière de Daphnis et Chloé. C’était cousu de fil blanc mais je n’ai pas eu le cœur de le lui refuser. J’imaginais qu’il préférait me présenter sa petite amie sur un terrain neutre. Je n’avais pas envie d’aller à New York, il faisait chaud, je n’avais pas envie de quitter mes espadrilles, pas plus que de rencontrer du monde. J’ai pris un petit avion dans la soirée.
Il était installé au bar du Lowell. Il m’avait commandé un Daiquiri. Il m’a dit que j’avais l’air en forme. Nous avons embarqué nos verres dans un coin tranquille, disparu au fond de deux fauteuils. J’étais moi aussi content de le voir. On a souri pendant un moment.
— Veux-tu des nouvelles… ? m’a-t-il demandé.
— Simplement si elles sont très mauvaises.
Je ne désirais pas examiner des petits riens, des impressions, des silences à la loupe pour me figurer l’état d’esprit d’Édith, je ne voulais plus m’amuser avec ça.
Il a tiré une enveloppe de sa poche.
— Ne me regarde pas comme ça… Je ne sais pas ce qu’elle contient.
Il a commandé deux autres verres pendant que je me penchais en avant avec mon courrier.
« Et que me souhaites-tu, à moi… ? Tu as toujours adoré jouer les incompris et les persécutés mais je t’en prie, pas cette fois… Sois gentil.
« Que me souhaites-tu, À MOI… ?
« Ce n’est pas facile, tu sais. Je sens que chacun se retourne contre moi. Ils ne comprennent pas que je ne puisse te pardonner. Ils s’imaginent que nous nous infligeons une punition trop longue et trop cruelle. Je n’essaye pas de te punir, Henri-John, et je sais que tu ne le penses pas. Je crois bien avoir presque oublié cette histoire. Mais la lumière n’est pas réapparue et je n’y peux rien. J’ai essayé de toutes mes forces.
« “Ce qui ne tue pas te fortifie.” Je ne sais pas où il est allé chercher ça… ! »
J’ai vidé mon verre en silence. Comme je ne me sentais pas capable de dire un mot, j’ai tendu la lettre à Oli puis je me suis levé et me suis dirigé vers les toilettes.
L’eau n’était pas si fraîche que je l’espérais ou bien alors je m’attendais à je ne sais quoi. Par contre, le mur était solide et j’ai pu m’y appuyer un instant et me regarder dans la glace. Mais je n’ai même pas songé à me recoiffer.
Ensuite, je suis retourné auprès d’Oli. Je l’ai stoppé d’un geste avant qu’il n’ouvre la bouche :
— Ne parlons pas de ça…, lui ai-je intimé en reprenant ma lettre. Alors… et cette Giuletta, comment est-elle… ?
Il y avait longtemps que je n’avais pas remis les pieds dans les coulisses d’un théâtre. Leur odeur avait sur moi un effet apaisant, euphorisant, ce que je n’éprouvais en aucun autre endroit au monde. Tandis que nous nous dirigions sur le côté de la scène, j’ai respiré profondément.
Le spectacle était bientôt terminé. Nous nous étions éternisés au bar du Lowell, dans l’air climatisé, car la rumeur de la rue nous paraissait brûlante et moite, et puis au moment de partir, un type s’était avancé vers notre table. De but en blanc, il m’avait annoncé qu’il était illusionniste et avait rendez-vous avec le directeur d’un cabaret de San Francisco.
— Je vous observe depuis un moment… Vos tours sont-ils à vendre ?
— Ce ne sont pas des tours. Ce sont des nœuds.
J’avais accepté de lui en montrer quelques-uns. Il sifflait à chaque fois, s’éventait avec son carnet de chèques.
Il s’en était tiré avec deux Daiquiri supplémentaires. Et je lui avais laissé ma cordelette en cadeau. J’en avais une autre.
— Houdini se serait roulé à vos pieds… ! m’avait-il lancé cependant qu’à la suite d’Oli je disparaissais dans la porte à tambour.
Je regardais évoluer l’une des nouvelles recrues du Sinn Fein Ballet quand Jérémie est apparu à mes côtés.
— Qu’en penses-tu ? m’a-t-il demandé.
— Un peu froide. Trop académique. Elle ferme sa cinquième comme si tout était dit.
— Mmm… Donne-moi encore trois mois. Elle n’était pas dans de bonnes mains, tu sais, imagine-toi qu’elle a travaillé avec la barre au sol…
Nous avons discuté encore un moment, comme si nous avions repris une discussion de la veille. J’avais l’impression que c’était la même que nous avions entamée trente ans plus tôt. Le temps passait, mais Jérémie était toujours là, sec et grisonnant, et sans doute l’un des meilleurs professeurs du monde. Cela dit, en dehors de la danse, vous auriez épuisé sa conversation en moins de cinq minutes.
Il était en train de m’expliquer qu’il la faisait travailler du torse quand Oli est venu m’avertir que Giuletta nous attendait.
— Elle ne nous en veut pas, au moins, d’être arrivé trop tard… ?!
Nous marchions vite. Sa claudication s’en trouvait amplifiée.
— Je lui ai dit que tu l’avais trouvée formidable.
— Parfait. Ne te gêne surtout pas… !
Nous entendions la salle applaudir quand nous sommes arrivés dans les loges.
— Salut ! m’a-t-elle dit en me proposant sa petite main.
Si elle avait quinze ans, c’était sans doute le bout du monde. L’été passé, lorsque Oli avait eu des ennuis, la demoiselle en question paraissait plus âgée que Giuletta. Un frisson m’a parcouru tandis que ma main engloutissait la sienne. À moins qu’elle n’ait eu des problèmes de croissance, j’ai pensé qu’Oli était devenu fou.
— Mais prétendrais-tu qu’elle n’est pas merveilleusement proportionnée… ?
Nous étions dans un restaurant de Spring Street. J’avais demandé une table au fond de la salle, dans un endroit qui me semblait moins éclairé, mais malgré la quantité d’énergumènes que l’on croisait dans ce quartier les gens nous regardaient d’un drôle d’œil. Je m’attendais à ce que la police débarque d’un instant à l’autre. Giuletta était partie chercher des cigarettes mais j’imaginais qu’elle pouvait revenir avec une poignée de sucettes à la main.
— Il ne s’agit pas de ses proportions. Mais enfin, pourquoi te compliques-tu ainsi la vie… ?!
— Mmm… je me la simplifie, si tu veux mon avis. Laissons de côté la partie sexuelle de l’affaire, à laquelle tu ne peux rien comprendre… Imagine une femme qui aurait la cervelle d’une enfant… as-tu seulement une idée de ce que cela signifie… ? Est-ce que tu entrevois le genre de problèmes que cela peut t’épargner… ? Sais-tu que les seuls sujets d’affrontement que nous ayons, Giuletta et moi, se résument au choix de la couleur d’une robe ou décider d’une sortie… ? Qui se complique la vie, dis-moi ? Je ne suis pas en train de livrer un combat sans merci, je n’essaye pas de mêler ma propre folie à celle d’un autre et je sais d’avance qu’elle finira par m’abandonner… Crois-moi, c’est une situation reposante. Je n’arriverais sans doute pas à fournir le quart de tout ce qu’une femme attendrait de moi… plus maintenant.
Elle est revenue et nous avons dû attendre qu’elle termine son dessert.
Nous avons passé une semaine à Cape Cod, tous les trois. Je crois qu’à la place d’Oli, j’aurais été fatigué assez vite. Vue d’un peu plus près, sa théorie était moins convaincante. J’avais comme l’impression qu’il fallait souvent s’occuper d’elle, et si j’admettais volontiers qu’elle ne vous assommait pas avec ses problèmes existentiels, son babillage était incessant. Et quand ça n’allait pas, elle boudait.
Les seuls instants où il m’était agréable de jeter un œil sur elle étaient lorsqu’elle se baignait et que je l’observais du haut de la falaise, ou bien lorsqu’elle était endormie. Selon moi, le fait d’avoir eu deux filles m’empêchait d’être sensible au charme d’une telle liaison. Le comportement de Giuletta me renvoyait à ces années où mes filles venaient encore sur mes genoux, s’amusaient à me taquiner, me saoulaient de questions et m’embarquaient dans des jeux dont j’avais aujourd’hui épuisé tous les mystères. Je comprenais néanmoins ce qu’Oli pouvait y trouver, quoique à certains gestes d’humeur j’estimais que sa patience n’était pas aussi sereine que la mienne l’avait été.
Il fallait attendre la tombée du jour pour être un peu tranquilles, qu’elle soit plantée devant la télévision tandis que nous prenions l’air du soir sur le deck. Ou bien le matin, quand elle paressait au lit et qu’Oli lui préparait son petit déjeuner.
Sinon, elle était assez jolie. Oli me certifiait qu’elle aurait bientôt dix-huit ans mais je n’en croyais pas un mot. Je reconnaissais qu’elle était troublante, que ce corps si menu mais non dénué de rondeurs et flanqué d’un sourire d’enfant avait de quoi vous donner chaud. Et je ne savais pas si elle se rasait ou quoi, mais je l’avais vue sous la douche et aussi un matin que son peignoir s’était entrouvert par accident, juste sous mon nez, et j’en étais resté tout interdit. Puis agacé, après coup, car je la considérais comme une fillette et je n’appréciais pas d’être perturbé comme le premier béjaune venu. Je sortais, la plupart du temps, quand ils jouaient ensemble et roulaient sur le tapis. Je ne savais même pas si elle se rendait compte à quel point elle était impudique. Quant à Oli, il retombait en enfance à l’occasion de ces plaisanteries et ce n’était pas lui qui s’inquiétait de la voir les quatre fers en l’air.
Chaque jour, elle désirait aller en ville. Se promener sur la plage ou à travers la forêt ne l’intéressait pas. Elle ne comprenait rien à la pêche, rien à la lumière, rien au silence. Mais pour faire les magasins, elle s’y entendait. Elle nous avait traînés dans tout New York avant notre départ, de chez Billy Martin’s à l’Antique Boutique, Canal Street et tout Soho en long et en large, mais cela ne lui avait pas suffi. Elle comptait sans doute écumer la Nouvelle-Angleterre.
Finn avait disparu. En fin d’après-midi, lorsqu’elle commençait à tourner en rond, nous prenions la voiture et je les déposais devant les boutiques. J’en profitais pour le chercher, j’entrais dans les bars, déambulais dans les rues, m’attardais du côté des bateaux mais sans résultat. Il m’avait fallu un moment avant de réaliser que j’ignorais où il habitait et que je n’avais aucun moyen de le joindre. Oli m’avait demandé ce qu’était cette histoire de fous. Jamais il n’avait croisé un tel individu dans les parages, pas plus de géant taciturne que d’un nommé Finn qui se dressait dans son lit quand les « bluefish » s’approchaient des côtes.
Il s’était volatilisé. Avec des jumelles, je surveillais la lagune en espérant découvrir le sillage des cent cinquante chevaux et mon bonhomme debout à l’arrière, planté comme un totem, insensible aux secousses qui vous auraient balancé par-dessus bord. Ou bien j’imaginais qu’il allait surgir au moment où l’on ne s’y attendrait pas, que je le trouverais un matin sur la plage en train de monter nos lignes ou d’examiner l’escalier en clignant des yeux. Mais il tardait à se montrer.
— Et que vas-tu faire, à présent… ? Est-ce que je dois demander un permis de construire… ?
Depuis qu’ils avaient goûté à Giuletta, les moustiques nous laissaient en paix. Ils tournaient autour de la maison éclairée, contraignant leur proie à nous lâcher la jambe. Oli n’avait pas réellement apprécié son nouvel escalier, il lui préférait l’autre, tout bancal et pourri qu’il était. Ce que j’ai trouvé normal, après réflexion.
— Non, rassure-toi…, lui ai-je répondu.
*
* *
17 juillet 1961
J’écrivais hier que quelque chose n’allait pas. Que je n’avais jamais vu personne faire une tête pareille la veille de sortir d’un hôpital. Mais je ne m’attendais pas à ça.
Ils n’en ont pas parlé une seule fois, ils n’ont rien dit… ! Ils ont mijoté ça en secret. Quand je pense que durant ces quinze jours il n’a pas été fichu de me l’avouer, qu’il ne s’en est même pas confié à Oli… ça dépasse tout ce que je peux imaginer.
« Je pars. Je vais habiter chez Anna. » Nous étions tous autour de lui, prêts à l’embrasser, à le serrer dans nos bras comme des imbéciles pour fêter son retour. « Je vais habiter chez Anna… » Il était devenu blanc comme un mort. Il n’a pas parlé très fort mais personne ne lui a demandé de répéter. Il y a eu un tel silence qu’on entendait le soleil contre les carreaux. Et ensuite, personne n’a rien dit.
Plutôt que de voir ça, je suis montée dans ma chambre. Il pouvait se vanter de m’avoir assommée. Et moins d’une minute plus tard, je les ai aperçus dans le jardin, Élisabeth et lui. Elle lui parlait et elle l’a embrassé. « Va, mon fils… tu as ma bénédiction… ! » Ça devait être quelque chose dans ce genre. Il aurait eu tort de se gêner.
Oli est entré dans ma chambre. Il s’est assis sur le lit sans dire un mot. Je lui ai répondu que ça ne servait à rien de me regarder comme ça.
18 juillet 1961
J’avais la tête ailleurs. Et il faisait très chaud, je ne me sentais pas très disposée. Je suis allée prendre une douche tout de suite après. Quand je suis revenue, j’étais énervée et, au lieu de me laisser tranquille, David a commencé.
« Je t’ai jamais forcée. Alors qu’est-ce qu’il t’arrive… ?! » Je n’avais pas envie de discuter mais il ne l’a pas compris.
Il n’est pas content. Je sens qu’il va en faire toute une histoire. Je sais que ça n’a pas été terrible. J’étais pressée qu’il finisse. Il ajoute que dans ces conditions il préfère encore s’en passer. Et comme je ne veux pas jeter de l’huile sur le feu, je ne lui annonce pas que moi aussi je pourrais m’en passer, et plus souvent qu’il ne pense. Et ce n’est pas vraiment que je n’aime pas ça. Non, mais je n’en suis pas folle. Tant qu’on ne l’a pas fait, on s’imagine que c’est le plus grand plaisir au monde. Alors il y a de quoi être déçu. Personnellement, je me débrouille mieux toute seule.
Il dit : « Est-ce que c’est à cause de cette histoire… ? »
Je lui tourne le dos. J’allume une cigarette.
Et il continue : « Je vois pas en quoi ça te regarde… Il est libre de faire ce qu’il veut. »
Je lui réponds qu’il ne peut pas comprendre. Puis je me rhabille en vitesse. Ce qu’il se passe à la maison, personne ne peut le comprendre en dehors de nous. Personne ne peut comprendre ce que signifie le départ d’Henri-John. Ce matin, je suis entrée dans sa chambre et je me suis sentie mal. Je ne veux pas dire que j’ai eu un malaise, je veux dire que c’était douloureux, comme si on m’avait battue. Comment pourrais-je expliquer ça à David ? Et d’abord, pourquoi est-ce que j’irais lui raconter tout ça… ?
C’est la première fois que je sors de chez lui en claquant la porte. Il faut un commencement à tout. J’avais envie d’être seule, de toute façon.
19 juillet 1961
Je suis partie pour me fâcher avec tout le monde. Je le fais pas exprès. Je me sens irascible du matin au soir. Et ce n’est pas uniquement à cause de cette chaleur infernale qui nous poursuit depuis quelques jours.
J’étais en train de me rafraîchir dans le jardin, avec le jet d’eau. Nous étions seules, Élisabeth et moi. Je ne lui avais rien demandé mais je suppose qu’elle était tombée car elle avait son coude plongé dans une bassine remplie de glaçons. Elle était installée dans une chaise longue. Et elle était sans doute énervée, car à peine a-t-elle reçu quelques gouttes qu’elle me dit : « Tu ne peux pas faire attention… ?! »
Je l’ai envoyée promener. De fil en aiguille, les choses ont dégénéré très vite. Le soleil me rendait folle de rage.
« Tu as même pas levé le petit doigt… ! Tu l’as laissé partir sans dire un mot, tu crois que je t’ai pas vue… ?!
— Je ne sais pas ce que tu as vu. Et cesse de crier, je ne suis pas sourde. Je ne crois pas que le retenir était la bonne solution.
— Mais le laisser partir, ça c’était facile ! Et ça ne t’a pas brisé le cœur, à ce que je vois… !
— Je ne te permets pas de dire une chose pareille. Je ne te demande pas de me comprendre, mais de me laisser tranquille avec ça.
— C’est tout ce qui t’intéresse, ta tranquillité ! C’est la seule chose qui t’ait jamais intéressée ! Tu n’as jamais été sa mère que de temps en temps, quand ce n’était pas trop compliqué… ! »
Là, ça bardait. Je me sentais enragée, j’aurais pu lui sortir n’importe quoi. J’ai vu que j’avais touché un endroit sensible. Je continuais de m’arroser les pieds sans m’en rendre compte. Ça peut sembler idiot, mais c’était sa beauté qui m’empêchait de me jeter sur elle. Ça la rendait mystérieuse et la tenait hors d’atteinte, il y avait comme un écran qui vous faisait hésiter. Je savais bien que les choses n’étaient pas si abruptes que je le disais. J’y voyais plus clair en elle qu’elle ne l’imaginait. Plus d’une fois, j’avais expliqué à Henri-John ce que j’en pensais, qu’elle n’était pas aussi indifférente qu’il le croyait, qu’elle était une femme étrange, secrète, étonnante. Mais les mots sortaient de ma bouche sans que je puisse m’en empêcher, ils jaillissaient comme si j’étais en train de vomir.
Sous son regard, j’ai cru que j’allais tomber en morceaux. J’aimerais lui ressembler, plus tard. C’est quelque chose que j’ai jamais dit à personne et que j’ai jamais écrit. C’est fait maintenant, et j’ai l’impression que ça me soulage. Je crois qu’une fois sur le papier, les mots résonnent quelque part. Je crois qu’à présent, elle peut sentir comme je regrette de m’être disputée avec elle. Je l’ai blessée. Elle a dit : « Je ne sais pas si tu as raison ou non-Mais j’espère que tu te trompes. »
Je suis partie en courant. Je tremblais comme une feuille. Alice était dans le salon. Je me suis assise à côté d’elle, complètement sonnée. Alice est du genre à vous ficher la paix quand elle voit que ça ne va pas. J’ai posé les yeux sur le truc qu’elle lisait. J’ai vu écrit :
« Ô loups, croyez-vous que je meurs ?
Loups, inondez-moi de sang noir. »
*
* *
Je ne retournai pas à la maison de tout l’été. Les rares fois où je téléphonai à ma mère, nous eûmes de désagréables discussions, Anna et moi. Elle me demandait si je la voyais pendue au bout du fil du matin au soir avec sa petite maman, si je pensais sortir un jour de ses jupes. Je me défendais comme je pouvais mais elle revenait toujours à cette histoire qu’elle ne vivrait pas avec un type à peine tombé du nid, qu’elle n’avait pas de temps à perdre et que je devais bien la regarder : si je voulais une femme, il fallait que je sois à la hauteur. Ces mots-là, lorsque je les entendais, me clouaient le bec pour de bon. Tout mon esprit se brouillait et elle se tenait devant moi et n’était plus que la seule chose que je désirais. Je n’arrivais plus à penser à rien d’autre. Le monde autour de moi se volatilisait et ces petites tortures qu’elle m’infligeait de temps à autre n’étaient vraiment rien à payer pour l’avoir auprès de moi.
Lorsque j’avais parfois des éclairs de lucidité, je sentais des choses qui se tordaient dans tout mon corps ou se tendaient, comme prêtes à céder. J’avais l’impression que ma peau allait se déchirer, qu’un être nouveau cherchait à voir le jour. Mais ça n’allait jamais jusqu’au bout et je glissais à ses pieds, sans force, sans courage et sans autre volonté que celle de me coucher à ses côtés.
En fait, elle avait huit ans de plus que moi. Le jour où je tombai sur sa carte d’identité, je fis un saut jusqu’au miroir de la salle de bains pour me féliciter une fois encore. Moi, Henri-John, j’étais avec une fille de vingt-six ans ! Par moments la tête me tournait…
Nous avions un petit appartement, au sixième étage, rue de l’Hirondelle, près de Saint-Michel. Les premiers temps, je n’avais même pas envie de descendre dans la rue tellement je m’y sentais bien. C’était là qu’elle vivait, qu’elle avait toutes ses affaires, et j’avais le sentiment que tout cela m’appartenait, ou plutôt m’acceptait comme le nouveau maître des lieux. Elle travaillait dans la journée, pour une agence de publicité. J’avais passé un jour entier à lier connaissance avec le fauteuil, m’y jetant, m’y installant avec douceur, caressant les accoudoirs et y revenant sans cesse après être allé examiner quelque bibelot qui m’intriguait. La première semaine n’avait été qu’une enivrante et méticuleuse exploration de cet univers et j’étais tranquille jusqu’à huit heures du soir.
Vous tombant sur le pied, sa bibliothèque vous aurait à peine rougi un orteil et c’était des conneries, pour l’ensemble, il était temps que j’arrive. Il y avait deux pièces mansardées, une cuisine minuscule et une salle de bains du même tabac. Des tonnes de vêtements envahissaient tous les placards, une commode entière débordait de soutiens-gorge, slips, bas, porte-jarretelles, j’y plongeais les mains, mes bras s’y enfonçaient jusqu’aux épaules. Je touchais à tout, me vautrais sur le lit, considérais ses cosmétiques, tâtais la clé qu’elle m’avait donnée au travers de ma poche, fouillais dans ses papiers en attendant son retour.
Le matin, lorsqu’elle se levait, je la regardais se préparer du fond de mon oreiller. J’entendais couler la douche, puis un concert de petits bruits, de brosse, de friction, de cliquetis provenant de la tablette au-dessus du lavabo, puis elle réapparaissait en sous-vêtements, s’installait devant sa coiffeuse pour se maquiller. Ensuite, elle enfilait un corsage, passait et repassait d’une pièce à l’autre en ajustant ses boucles d’oreilles, perchée sur ses hauts talons et venant vérifier que le fer était assez chaud. Ainsi elle ne mettait sa jupe qu’à la dernière minute et mon excitation augmentait à mesure que je l’observais tourner et virer autour de moi dans cette tenue époustouflante. Elle ne disait jamais un mot tandis qu’elle s’affairait. Parfois je l’attrapais au passage et nous baisions en vitesse, mais elle résistait la plupart du temps car je la retardais. Personnellement, je pouvais rester au lit jusqu’à midi si cela me chantait.
Très vite, elle me trouva du travail. Elle voulait que je passe mon permis, que nous achetions une voiture pour que nous puissions partir en week-end. Je ne voyais rien là de très passionnant mais je flairais que cette lubie participait de mon ascension au stade supérieur. Il semblait qu’un type à la hauteur ne marchait pas à pied et possédait un carnet de chèques. Mais je voulais bien tout ce qu’elle voulait. Je me fichais du reste.
Je jouais dans un bar, de huit heures du soir à une heure du matin. Le patron était l’un de ses amis. Il avait souri en me voyant, mais dès que je m’étais installé au piano, il avait grogné : « Nom de Dieu… ! » et m’avait engagé le soir même. Et Anna avait été fière de moi, elle m’avait pris le bras pour sortir.
Elle m’attendait, le soir, quand je rentrais. Dès que je pénétrais dans l’appartement, je ne savais plus à quoi j’avais pensé dans la journée. Je déposais sur la table tout l’argent que j’avais ramassé au cours de la nuit – nous avions décidé que je paierais la voiture avec mon fixe et que mes pourboires serviraient aux dépenses quotidiennes –. Je n’étais qu’à demi conscient d’y déposer bien davantage mais, quoi qu’il en soit, je m’y pliais avec le sourire. Elle se tenait habituellement dans le fauteuil, en compagnie d’une petite lampe de vingt-cinq watts flanquée d’un sombre abat-jour qu’en plus elle couvrait d’un magazine parce qu’elle se trouvait horrible.
Cela signifiait qu’elle était démaquillée, qu’un bandeau lui maintenait les cheveux, la privait de sa frange, et qu’elle portait un vieux peignoir de Nylon bleu ciel décoré de surpiqûres en forme de losanges. La peau de son visage, préparée pour la nuit, luisait comme de la toile cirée. Des odeurs de crèmes et de lotions flottaient tout autour de moi. Mais au contraire de ce qu’elle s’imaginait, elle me plaisait ainsi. Elle n’était peut-être pas aussi jolie que lorsqu’elle filait de bon matin – elle se faisait même un peu trop belle à mon goût étant donné que ce n’était pas moi qui en profitais –, mais au moins je me disais qu’elle ne trichait pas avec moi et c’était ce que j’aimais.
Je grimpais toujours les six étages en courant. Pendant que je vidais mes poches, je regardais son peignoir s’entrouvrir. Elle glissait au fond du fauteuil, tendait ses jambes en avant et son corps m’apparaissait tout d’un coup, seuls ses bras restaient enfilés dans les manches. J’avais beau y être habitué, tant de nudité me paralysait, toute cette blancheur me submergeait durant quelques secondes et je sentais cette chose qui m’étouffait, cette chose qu’elle m’avait inoculée et qui me subjuguait, m’ôtait toute espèce de volonté et me livrait à sa merci. Cela dit, ce n’était pas pour m’inquiéter, je m’en accommodais très bien. M’aurait-elle rendu ma liberté que je l’aurais suppliée de m’enchaîner de nouveau. Je n’avais pas envie de réfléchir à tout ça. Si c’était un poison, je voulais que tout mon sang en fût saturé.
Elle ouvrait les jambes. Elle se mettait les doigts dans la bouche et observait l’effet que cela provoquait sur moi tandis qu’elle se ramonait l’entrecuisse. J’avais appris à ne pas me précipiter. Contrairement à Ramona qui ne me demandait rien et se pliait à mon humeur, Anna ne me laissait pas faire n’importe quoi. Je devais attendre qu’elle se branle un peu avant d’intervenir, et surtout la regarder, mais ça je n’y manquais pas. Son visage se décomposait, ses joues rougissaient, son sourire devenait grimaçant à mesure qu’elle se tripotait et ensuite elle jetait un coussin entre ses genoux afin que je puisse m’installer et m’invitait à prendre place en grognant. Elle me disait : « Hein, t’as envie de me lécher… ! » ou : « Hein, t’en meurs d’envie… ! » et une fois je lui avais répondu : « Comment t’as deviné… ? », mais elle n’avait pas goûté la plaisanterie et à présent je restais silencieux. J’acceptais volontiers qu’elle eût ses petites manies, je ne demandais qu’à percer tous ses secrets, je voulais tout apprendre. Pour cela, elle m’avait enseigné la manœuvre dans ses moindres détails. Aussi bien, ce n’était pas aussi simple qu’on le supposait, c’était du vrai travail d’horloger, délicat et précis. « Tu comprends, m’avait-elle déclaré, ce n’est pas comme si tu suçais un cornet de glace… ! »
Nous le faisions chaque soir, lorsque je rentrais. Je commençais à y penser au moins une heure avant et me mettais à fredonner au piano, le regard perdu. Les journées n’avaient aucun intérêt pour moi, je ne vivais que pour ces instants où nous nous retrouvions, où je retrouvais l’appartement et venais me rouler à ses pieds. Je ne demandais rien d’autre. Au téléphone, ma mère me disait : « Je sais ce que cela représente pour toi… C’est sans doute une expérience que tu dois connaître… » Je crois qu’elle ne comprenait pas que je ne cherchais plus rien.
Durant tout l’été, le brouillard qui m’enveloppait et prenait soin de ma tranquillité ne se déchira qu’à deux reprises, me précipitant contre un mur qui m’envoya valdinguer au sol. La première fois, ce fut parce qu’elle avait ses règles. Je n’étais tellement pas chaud pour entreprendre quoi que ce soit qu’elle décida que je dormirais sur le fauteuil et je passai une nuit épouvantable, à ronger mon frein. Le second incident se produisit un soir où elle m’avait particulièrement émoustillé. À ses bonds, aux cris qu’elle avait poussés, au zèle que j’avais déployé pour lui arracher ses derniers soupirs et au tendre clin d’œil dont elle m’avait gratifié en glissant mon engin dans sa bouche, je m’étais cru autorisé à certain débordement que j’avais réprimé jusque-là. Aussitôt, elle avait bondi du fauteuil, filé dans la salle de bains, et je l’avais entendue cracher, tousser, s’étrangler comme si elle avait avalé une arête. Je n’en revenais pas. Je n’osais même pas lui demander ce qu’elle avait. Puis elle était réapparue, folle de rage : « Ne recommence jamais ça avec moi… ! Tu me prends pour une putain… ??!! »
Elle était comme ça. Il y avait ce qu’elle aimait et ce qu’elle n’aimait pas. Et si l’on excepte ces deux malheureux accrochages, nous passâmes un été sans histoire, occupés, lorsque nous étions rhabillés, à compter notre argent ou marcher dans les rues pour inspecter les modèles de voitures garées le long des trottoirs.
Un jour que j’étais à demi couché sous une Coccinelle, nous rencontrâmes David.
— Bon Dieu, je croyais que vous étiez morts… ! nous dit-il.
J’étais sur mon lit d’hôpital, la dernière fois que nous nous étions vus, avec mon intestin perforé et ma sonde gastrique. Son apparition me causa un choc après deux mois. J’eus envie de le serrer dans mes bras tout autant que de partir en courant.
— On va plutôt bien, pour des morts…, répliqua-t-elle assez froidement.
Elle n’appréciait pas beaucoup les gens qui me touchaient de près ou de loin. Elle estimait que je devais rompre avec le passé si je voulais arriver à quelque chose. La plupart de ses amis étaient en vacances, mais elle me les présenterait dès la rentrée. Je ne devais surtout pas me casser la tête avec ça : des amis, j’allais m’en faire de nouveaux et je n’allais pas y perdre au change.
Je sentais qu’elle était pressée de filer. Je regardais David, mes mains enfoncées dans mes poches et la tête coincée dans les épaules.
— Bon… Eh bien…, conclut-il, s’apprêtant à nous quitter.
À peine amorça-t-il un geste que les mots jaillirent de ma bouche :
— Et toi… ? Comment vas-tu… ?
Et ce n’était pas un murmure, j’avais parlé plus fort que d’ordinaire, sans en avoir l’intention. C’était plutôt gonflé de ma part. Je n’avais pas besoin de jeter un coup d’œil sur Anna pour savoir qu’elle serrait les dents et fulminait en silence. Mais le sourire de David me payait pour le sale quart d’heure que j’allais passer.
— Pas mal…, me dit-il. Mais pourquoi est-ce qu’on se voit plus… ?
Emporté par mon élan, je lui balançai mon numéro de téléphone. Je m’attendais à recevoir le ciel sur la tête. Au lieu de quoi, j’aperçus Anna qui s’éloignait d’un pas rapide alors que je la croyais derrière moi.
— Bon Dieu, appelle-moi… ! lançai-je à David avant de cavaler à sa poursuite dans le jour finissant.
*
* *
Elle voulait le bungalow de Belushi. J’avais dit à Oli qu’il n’en était pas question. C’était ça ou autre chose, elle avait toujours de ces idées idiotes ou bien peut-être était-ce moi qui ne lui supportais rien, toujours est-il que ça n’allait pas très fort entre Giuletta et moi.
À San Diego, j’ai failli la laisser se noyer. J’y ai regardé à deux fois avant de me tirer de ma chaise longue. Puis je suis allé prévenir le maître nageur qu’une fille était au fond de la piscine. Je n’ai même pas cherché à savoir ce qui lui était arrivé.
Ensuite, nous sommes remontés vers le nord. À Carmel, elle a voulu manger dans le restaurant de Clint Eastwood, au Hog’s Breath, elle se déclarait prête à attendre une demi-heure pour avoir une place au milieu de touristes avinés, contents de se trouver là, des faces rouges, luisantes et cuites comme des culs de singes. Je n’arrivais pas à lui faire comprendre que si elle tenait vraiment à y poser ses fesses, elle devrait revenir en dehors de la saison, quand l’endroit serait plus tranquille. Elle avait piqué une crise. Je lui avais montré l’enseigne, la tête de cochon sculptée dans du bois noir, et j’étais allé m’asseoir en face, dans un excellent restaurant mexicain. Un peu plus tôt, à Big Sur, elle avait trouvé que ça manquait d’animation.
Lorsque nous rejoignions le Sinn Fein Ballet, c’était presque pour moi un moment de détente. Cela me reposait de sa compagnie. Trente personnes ne représentaient qu’une rigolade à côté d’elle. Sans la présence d’Oli, j’aurais vécu un vrai cauchemar ou bien je l’aurais bourrée de médicaments, je l’aurais abandonnée sur le bord de la route.
D’autant qu’elle ne dansait pas si bien qu’il le prétendait. Et Jérémie n’était encore sûr de rien, il disait qu’il fallait attendre. Il pensait qu’elle pouvait nous étonner. « Passe une journée avec elle, lui avais-je répondu, et pour t’étonner, elle va t’étonner… ! »
Au bar du Mark Hopkins, par une soirée claire et tranquille, elle avait tenté de nous déloger pour nous traîner au Hard Rock Café. Et elle y était parvenue. J’avais passé une partie de la nuit avec un scooter pendu au-dessus de ma tête, mais par bonheur il y avait tellement de bruit que je n’entendais rien de ce qu’elle me disait.
Puis au bout d’un moment, je me suis aperçu que je m’ennuyais lorsqu’elle n’était pas là pour me casser les pieds. Le Sinn Fein était devenu une grosse machine, parfaitement rôdée. Comment avais-je pu me figurer un seul instant que je pourrais y retrouver un peu de l’ambiance que nous avions connue autrefois ? Je ne sentais plus ni la joie, ni la passion, ni l’incertitude, je ne sentais plus la chaleur, je ne sentais plus rien. Quand je les observais au travail, ma déconvenue m’amusait. Il y avait presque vingt-cinq ans que j’avais quitté cette vie et je souriais dans mon coin. Seule l’odeur des coulisses me procurait encore une sensation agréable et aussi les cris que Jérémie poussait si quelque chose n’allait pas pendant les cours.
Giuletta n’aimait pas la cuisine orientale. Nous l’avions semée, un soir, pour aller au Brandy Ho’s pendant qu’elle retournait, avec Jérémie et quelques autres, dans sa boîte de cinglés – elle avait oublié de s’y acheter un tee-shirt.
— Nous ne connaîtrons plus jamais rien de semblable…, m’a-t-il glissé en prenant un air doux, comme nous venions de finir nos pancakes aux oignons. Nous avons connu ça à une époque où il se passait tellement de choses… Pas un membre de la compagnie n’a vu danser Martha Graham, ni même Agon, ni Le Sacre en 59, ils sont tous bien trop jeunes… C’est comme si tu leur parlais d’Elvis ou de la nouvelle vague, ils ont du mal à imaginer les chocs que nous avons reçus, et je ne crois pas qu’ils en subiront d’autres avant longtemps, du moins pas d’aussi forts. Tu sais, il m’arrive de me demander si depuis trente ans j’ai vu ou entendu quoi que ce soit de vraiment nouveau, de vraiment différent… de quoi tomber à la renverse… Il y avait un tel remue-ménage durant ces années-là, il y avait tant de murs à enfoncer… Mais l’art n’effraie plus personne, aujourd’hui, tu n’as plus besoin d’être enragé pour te faire entendre… Tu devrais parler avec eux, demande-leur s’ils ont le sentiment de se battre pour quelque chose, demande-leur si un seul soir ils ont eu l’impression que le monde pouvait changer grâce à eux… Mais ce n’est pas un reproche… j’imagine que les choses doivent rencontrer une certaine résistance pour se développer, sinon tout se liquéfie avant d’avoir le temps de mûrir. Nous vivons à présent dans un monde si avide de nouveauté qu’il absorbe tout ce qui se présente. C’est un peu comme avec une femme qui se vautrerait devant toi alors que tu rêvais de la conquérir. Il y a de quoi te couper dans ton élan, tu ne crois pas… ? Et si tu n’entretiens pas un rapport amoureux avec le monde, tu ne peux pas créer. Mmm… je ne sais même plus pourquoi je te disais ça… Enfin si, je voulais t’expliquer que le Sinn Fein était mort depuis une éternité et que je ne t’invitais pas à vivre l’aventure. La vie est ennuyeuse, de toute façon… mais crois-tu que ce serait pire si nous étions ensemble… ?
C’était une question à laquelle je réfléchissais depuis un bon moment. Sans le lui dire, j’avais téléphoné à Heissenbüttel pour savoir si je ne pouvais pas commencer mes cours en septembre.
— Ça ne devrait pas poser de problème…, m’avait-il répondu. Et j’ai également une proposition à vous faire. Hélène Folley nous a quittés. Vous chargeriez-vous d’un trimestre sur l’histoire de l’art… ? Vous savez, il ne s’agit que de les décrotter un peu…
— Mmm…, écoutez, je dois y réfléchir… mais ce n’est pas impossible.
— Nous pourrions même envisager de vous avoir à plein temps… Il faudra que nous en discutions. Savez-vous que j’ai découvert, il y a peu, que nous avions un ami commun… ?
— Oh !… j’espère que nous en avons plusieurs…
— Ha ! ha !… mais nous parlerons de tout ça. Portez-vous bien, Henri-John. Revenez-nous parfaitement disposé. Et tenez-moi au courant.
Voilà quelqu’un qui n’était pas rancunier. Et de suffisamment intelligent pour comprendre qu’une histoire comme celle des séchoirs à cheveux – et au cours des cinq années passées, nous en avions connu quelques autres – pouvait nous diviser, voire nous amener l’un et l’autre à nous saisir à la gorge sans que ces empoignades n’aient un caractère personnel. Aussi bien, j’avais fini par croire qu’il m’estimait pour de bon, que j’étais devenu à ses yeux un peu plus que le mari d’Édith.
Cela dit, je ne me sentais pas plus excité à l’idée de travailler pour le Sinn Fein Ballet qu’à celle de retourner à Saint-Vincent. Mais il me restait plus d’un mois pour me décider.
Nous nous sommes envolés pour Charlestown, en Caroline du Sud. Un peu avant d’atterrir, nous avons traversé un violent orage. C’était le milieu de l’après-midi mais le ciel s’était assombri tout d’un coup et plus personne ne rôdait dans les couloirs tant nous étions secoués. Les lumières s’éteignaient puis se rallumaient avec un air macabre. Lorsque nous nous trouvions dans l’obscurité, des éclairs jaillissaient aux hublots et j’apercevais l’aile gauche de l’avion qui s’illuminait comme une lame de couteau mal équilibrée et vibrant dans son manche.
J’avais Odile à côté de moi, et tout à fait par hasard, celle-là même dont j’avais critiqué la froideur et que Jérémie se promettait de conduire sur la bonne voie. Nous n’avions guère échangé plus de quelques mots depuis le départ. Je ne la connaissais ni plus ni moins que les autres, autant dire très peu, mais ses ongles étaient enfoncés dans mon avant-bras. Ils s’y étaient plantés cinq minutes auparavant, à l’occasion d’une brusque embardée qu’une clameur assez sinistre avait accueillie, des premières classes aux économiques. Je n’aimais pas cela davantage qu’un autre mais j’avais bu deux ou trois verres et ne sentais pas ma fin aussi proche.
Bien entendu, j’ai regardé d’un drôle d’œil un type de l’équipage lorsqu’il s’est mis à arracher la moquette dans l’allée. Il semblait que nous ayons certain problème avec le train d’atterrissage et le bougre tentait d’atteindre je ne sais quoi et jurait entre ses dents.
Plutôt que de voir ça, je me suis tourné vers ma compagne qui cherchait à se blottir contre moi. Elle n’était pas la seule à ne pas goûter la plaisanterie. Mon voisin, de l’autre côté du passage, était déjà plié en deux, prêt pour le crash, et devant moi deux danseurs s’étreignaient. Il y avait longtemps que je n’avais pas serré une femme dans mes bras et, malgré cette ambiance d’apocalypse, je ne songeais pas à autre chose. Associée à ma légère ivresse, l’absolue certitude que j’avais de ne pas périr dans un accident d’avion – d’autant que l’arracheur de tapis paraissait avoir mis la main sur du sérieux – me permettait de bien saisir la situation. Elle avait, en dépit des consignes qui clignotaient au plafond, débouclé sa ceinture et, pour plus de commodité, relevé l’accoudoir qui nous séparait.
Comme je l’ai dit, son style était froid, mais son corps était à la bonne température. J’avais passé un bras compatissant par-dessus son épaule et je sentais sa poitrine glisser contre mon flanc au gré de ses frayeurs, je sentais ses mains se refermer sur moi, le souffle de son haleine dans mon cou tandis qu’elle invoquait le nom du Seigneur tout-puissant et cependant que nous tournions dans les ténèbres tourmentées au-dessus de l’aéroport de Charlestown, au beau milieu d’une tempête où vous auriez vu les hôtesses grimacer et se tordre les mains et l’un des membres de l’équipage occupé à sortir le train d’atterrissage à la manivelle. J’ai vidé d’un trait le flacon de gin que je gardais en réserve car je n’étais pas aussi maître de moi que je le feignais : je ne savais même pas où poser mes mains, je n’osais pas participer à cet enlacement naturel et dépourvu d’arrière-pensées que l’on peut pratiquer avec son voisin, fût-il un inconnu – du moment que c’est une jolie femme non accompagnée –, quand l’heure de la mort paraît sonner.
Ses cheveux avaient une odeur agréable. Lorsque l’avion piquait du nez et qu’elle m’offrait sa nuque, j’avais envie d’y poser mes lèvres, pour voir ma réaction. Je me demandais si l’on pouvait soigner le mal par le mal, si une aventure me ferait du bien ou si c’était commettre une erreur supplémentaire. Ne trouvant pas la réponse, j’ai cessé de m’intéresser au problème. D’autant qu’il se pouvait très bien qu’une fois tirée d’affaire Odile se ressaisisse et ne voie plus le même intérêt à me tenir dans ses bras. Se souviendrait-elle seulement qu’au moment de l’atterrissage, quand telles étaient les vibrations de l’appareil qu’on l’imaginait déjà se démantibuler en plein vol et qu’un passager à l’arrière criait qu’on n’allait pas y arriver, elle m’avait pris à bras-le-corps et qu’une de ses jambes était passée par-dessus les miennes ?
Nous avions réservé quelques bungalows dans l’île de Kiowa, à une demi-heure de la ville. Il tombait une pluie diluvienne mais cela n’apportait aucune fraîcheur, l’air était moite et pesant. Le ciel était noir à cinq heures de l’après-midi. Les routes étaient inondées, on n’y voyait rien. Chacun ne songeait plus qu’à se jeter sur un lit en attendant que la baignoire s’emplisse.
Giuletta occupait la salle de bains depuis bientôt une demi-heure. Je savais que tambouriner à la porte ne servirait à rien. Oli était parti à la réception pour s’occuper des formalités et retenir des tables pour le soir. Elle m’a appelé à travers la porte :
— Oh ! Henri-John… ! Sois chou, voudrais-tu m’apporter mon sac… ?!
Je n’ai rien répondu. J’avais découvert le parfum d’Odile sur mon avant-bras et le respirais de temps à autre, les yeux fixés au plafond et l’esprit à moitié vide.
— Oh ! bon sang… ! Sois gentiiiil… !
À ce moment, la pluie s’est arrêtée tout d’un coup. Je me suis levé du lit pour me poster devant la baie vitrée et j’ai vu que le ciel se déchirait un peu, qu’il en tombait des rais de lumière, d’étranges coulées verticales et irisées, du plus charmant effet. Des types s’affairaient déjà sur les courts de tennis, repliaient les bâches et couraient derrière de larges râteaux de caoutchouc pendant que des hommes et des femmes attendaient, ceux-là de blanc vêtus.
Je suis sorti sans un mot. Je me suis dirigé vers les lumières, empruntant des allées fleuries de plantes exotiques, comme taillées dans une jungle exubérante mais férocement entretenue, traversant de petits ponts à l’air japonais, clignant des yeux lorsqu’une femme couverte de bijoux venait en sens inverse ou remerciant les types de la sécurité qui coupaient le son de leur talkie-walkie pour me souhaiter une bonne soirée.
Il y avait une immense piscine, bleue et lumineuse à souhait, et flanquée d’un bar olympique. Vous grimpiez quelques marches et en découvriez une autre, de la même dimension, mais en forme de haricot. La troisième était gigantesque. J’avais l’impression que c’était un cœur ou bien alors un cornet de glace de la taille d’une maison. Bien que l’orage ne se soit arrêté qu’un court instant plus tôt, l’endroit s’était déjà repeuplé et presque tous les sièges des bars étaient pleins. Il fallait s’avancer un peu plus loin pour voir l’océan.
Là, il n’y avait plus de lumière, plus personne. Le bruit du ressac engloutissait la musique, la lueur des piscines ne s’aventurait pas jusque-là et tout ce qui se trouvait dans mon dos avait disparu. Je me suis accroupi un instant pour inspecter les courants, les rouleaux qui déferlaient en diagonale, les lignes d’écume qui se brisaient au loin puis se ressoudaient de nouveau et sans fin. Puis j’ai levé les yeux vers le ciel – toujours sombre, violacé et qui montait du ras de l’horizon dans un formidable amas de nuages, plus énormes et sinistres les uns que les autres – et c’est alors que j’ai aperçu pour la première fois un vol de pélicans.
Finn m’en avait parlé. Un jour que nous étions allés à Nantucket pour ramener le bateau d’un type pressé qui prenait l’avion pour Boston, j’avais acheté un petit bronze représentant l’un de ces oiseaux. Je n’ai pas l’âme d’un collectionneur et j’ai toujours éprouvé la plus grande méfiance vis-à-vis de ces objets qui vous empoisonnent la vie, mais cette fois, je n’ai pas hésité une seconde. Nous sortions du Whaling Muséum et je voulais trouver quelque chose à envoyer à mes filles. Dans un magasin d’antiquités, j’avais choisi deux fers de harpons, beaux et cruels, en espérant que le message serait compris. C’est le devoir d’un père que d’éclairer ses enfants sur cette vie. Et au moment de payer j’étais tombé sur mon pélican. Je ne savais pas s’il m’avait parlé ou s’il m’avait appartenu dans une autre vie, mais une impulsion subite me l’avait fait saisir et je l’avais réglé sur-le-champ pendant qu’on emballait mes harpons.
Il n’était pas très grand, il tenait dans ma main. Finn appelait mon oiseau « Eastern Pélican ». Il avait vu les mêmes sur les côtes de Californie, mais de ce côté-ci ils remontaient rarement au-delà de Wilmington, en Caroline du Nord. À la différence de ceux que l’on trouvait en Europe, ils étaient gris, plus courts et plus rapides. « De sacrés pêcheurs… ! avait-il ajouté. Tu connais la légende… ? »
Je savais également quel symbole il représentait. Mais ce n’était pas la raison pour laquelle je l’avais acheté, ou du moins, s’il y en avait une, je ne la connaissais pas. Il me semblait que mon esprit n’avait pas fonctionné quand j’avais empoigné mon pélican, qu’un élan parti du fond de moi l’avait court-circuité. Ce qui n’était pas bien grave. Je me souvenais pourtant de l’émotion que j’avais ressentie en le glissant dans ma poche, cette espèce de joie un peu triste qui ne m’avait pas quitté jusqu’à ce que nous soyons en mer.
Ce soir, je n’ai tout d’abord distingué qu’un trait noir, sorti tout d’un coup d’un nuage assez bas, mais ce n’est pas cela qui m’a fait tressaillir, c’est la reconnaissance de ce que j’avais éprouvé lorsque j’étais sorti du magasin. J’ai donc su qu’il s’agissait de pélicans avant même qu’ils se soient distingués d’un simple vol de canards sauvages et mes fesses se sont enfoncées dans le sable mouillé.
Ils se sont mis à onduler. Le moindre écart de celui qui se trouvait en tête se répercutait sur les autres avec une précision absolue. Leur silhouette évoquait des engins mystérieux. Ils avaient une forme bizarre, surprenante et même un peu ridicule. Mais passé une seconde, vous auriez juré n’avoir jamais rien vu d’aussi beau et vous vous seriez levé et vous auriez gardé ça pour vous.
L’événement ne m’a pas rendu bavard au cours du repas. J’en ai simplement glissé quelques mots à Oli qui m’a souri avec un air entendu. Giuletta a dit : « Et qu’est-ce qu’ils avaient, ces pélicans… ? » Quand je lui ai répondu qu’ils n’avaient rien, elle m’a regardé comme si j’étais l’idiot du village.
Je me suis retrouvé seul à la fin du dîner. Je n’avais pas, comme certains, l’intention d’aller jouer au tennis à peine sorti de table. Pas plus que d’aller m’enfermer dans le night-club. Giuletta voulait m’entraîner à la piscine mais je n’avais pas envie de lui sauver la vie une seconde fois. Prendre un verre semblait être la seule chose qui soit dans mes cordes. Je l’ai donc suivie un instant, puis je lui ai faussé compagnie à la hauteur du bar.
J’ai pensé qu’il y avait un Frigidaire garni dans ma chambre. Qu’il y avait une chaise longue sur ma terrasse et que la nuit devait être silencieuse. Et je m’apprêtais à partir car les gens n’étaient pas là pour boire – et les bars où les gens ne boivent pas sont les pires endroits du monde.
— Oh !… est-ce moi qui… ?
Relevant la tête, j’ai découvert Odile. Elle faisait allusion aux écorchures que j’avais sur le bras, ce qui paraissait l’amuser.
— Mmm… Ce n’est rien, ai-je répondu.
Elle voulait prendre un verre mais je lui ai dit que je ne supportais plus cet endroit.
Nous avons cru que nous nous étions perdus. Tous ces canaux, ces ponts, ces plans d’eau, ces mares, toutes ces allées sinueuses, toute cette végétation, tous ces bungalows se ressemblaient. Mais nous avions marché sans nous soucier du résultat et à présent nous avancions dans l’ombre et nous n’entendions plus rien. Elle a repris mon bras, mais cette fois sans y planter ses ongles. Nous n’étions qu’égarés, pas sur le point de nous écraser dans les faubourgs de Charlestown. Néanmoins, nous avions retrouvé une ambiance particulière, irréelle et soufrée.
Un peu plus tôt, je ne me serais pas levé pour aller la rejoindre à une table. Je ne me serais pas mis à lui tourner autour de sang-froid. Je n’aurais rien fait pour tenter ma chance. Je n’aurais pas pu me décider. Réfléchir à la question m’aurait aussitôt dissuadé d’entreprendre quoi que ce soit. C’était une chose que d’accueillir une femme qui vous tombait sous la main, une autre que d’avoir à la tendre. Et il ne fallait pas trop m’en demander de ce côté-là, j’avais un peu l’âme d’un convalescent. Et heureusement, je n’avais pas l’impression qu’elle me demandait quelque chose.
À l’arrière du bungalow, ma terrasse s’ouvrait de plain-pied sur une de ces mares fleuries reliées par des canaux et Odile y trempait ses pieds tandis que je préparais des verres. J’avais bouclé la porte de ma chambre pour que nous ne soyons pas dérangés, disposé quelques mousses sur le bois encore humide et avalé d’une seule gorgée un flacon de Southern Comfort dont je connaissais les effets radicaux. Puis j’étais revenu auprès d’elle avec deux grands verres de gin tonic, mais au dernier moment je m’étais replié sur un fauteuil à bascule.
Je n’avais allumé aucune lumière, d’une part à cause des moustiques. Il faisait chaud. J’avais remarqué, car l’obscurité n’était pas si complète, que luisait, au-dessus de sa lèvre supérieure, un léger voile de transpiration. Je n’y étais pas insensible. Je me doutais qu’elle avait de vilains pieds, comme toutes les danseuses, mais elle avait résolu le problème en les plongeant dans l’eau sombre et m’offrait une agréable paire de jambes qui ne se dérobait qu’à mi-cuisse.
Il n’y avait rien qui me tracassait. Nous étions à l’abri des curieux – ma chambre donnait sur le golf, fairway numéro 14, nulle âme qui vive, et la forêt s’élevait au-delà. Nous étions à l’abri de Giuletta qui n’avait pas le gabarit d’une enfonceuse de porte. Et je refusais de penser à Édith. Je n’étais pas loin de la tenir pour responsable de ce qui menaçait d’arriver. Cela me facilitait les choses.
Je ne pressentais donc aucun danger. Je ne savais pas très bien de quoi nous discutions, mais je l’observais pendant ce temps et je me demandais ce qu’elle cherchait dans la vie et ce qu’elle avait trouvé, et quel genre de personne elle était, et ce qu’elle pensait au fond. Puis je me suis installé à côté d’elle et j’ai caressé son bras pendant qu’elle s’étonnait de l’incroyable variété d’azalées qu’elle avait remarquée en se promenant dans la soirée. J’ai dit : « Et les gardénias, donc… », tout en me penchant sur ses lèvres.
Avec une lenteur délicieuse, nous avons basculé sur le sol. Comme je le gardais dans ma poche, j’ai senti mon pélican s’enfoncer dans ma cuisse, mais j’ai souffert en silence.
L’air était si moite que nous étions déjà en nage avant d’avoir commencé quoi que ce soit. J’ai dégrafé largement sa robe afin que sa poitrine puisse respirer et, n’ayant qu’à tendre le bras, j’ai plongé mon mouchoir dans l’eau, l’y ai laissé tremper quelques instants tandis qu’elle me mordillait l’oreille. Ensuite je l’ai pressé au-dessus de son ventre, qu’elle avait plat et ferme, entre parenthèses.
Elle en voulait encore. Rien de plus facile. Par la même occasion, cela me rafraîchissait la main. J’agitais même un peu l’eau du bout des doigts, m’avisant qu’un léger clapotis créait une illusion de mieux-être, comme si nous avions entendu des glaçons dans un verre de menthe. Mon mouchoir allait et venait, du plan d’eau à ses seins, à ses cuisses, à ses tempes.
Enfin, je l’ai serrée d’un peu plus près. Et soudain, je l’ai sentie m’échapper. Elle a poussé un cri de surprise. Par instinct, et sans comprendre ce qui arrivait, je me suis accroché à elle. Puis elle a poussé un cri d’horreur.
Tout d’abord, j’ai cru qu’il s’agissait d’un crocodile. Je me suis alors souvenu d’une brochure que j’avais feuilletée avant le départ et j’ai compris que c’était un alligator.
Il était encore plus affreux que sur la photo, c’était un vrai cauchemar. À demi sorti de l’eau, empanaché de plantes aquatiques, il avait happé la robe d’Odile et tirait dessus de tout son poids.
Je m’étais relevé en catastrophe et m’arc-boutais dans l’autre sens. En conséquence, Odile ne touchait plus le sol. Elle appelait au secours, mais, ainsi que je m’en étais félicité un peu plus tôt, l’endroit était désert et je n’avais pas le bras assez long pour saisir le téléphone.
J’avais maigri depuis qu’Édith m’avait quitté. Les deux ou trois kilos que le désespoir m’avait arrachés risquaient de me faire défaut, à présent. Le pire était que je donnais toute ma puissance, que je rugissais et grimaçais sous l’effort tandis que l’animal semblait garder tout son calme et prendre mon intervention pour de la rigolade.
Je ne savais pas qui me l’envoyait, mais tenter de m’enlever cette femme des mains était le plus sale coup que l’on pouvait me jouer, eu égard à ma situation. Dieu m’était témoin que je n’avais rien manigancé pour la posséder. Que je n’avais pas couru les femmes depuis qu’Édith m’avait chassé, m’en étais même tenu à distance, et je ne le regrettais pas, loin de là, j’aurais agi ainsi de nouveau si c’était à recommencer. Mais qu’on ne me prive pas de cette femme à présent, car je n’allais pas m’en remettre – qu’on rappelle cette créature de l’enfer, car je n’avais pas mérité qu’on m’étrangle de la sorte.
Mes prières ne servaient à rien. Je n’entendais pas un seul coup de fusil. J’avais l’impression que le reptile me fixait d’un air mauvais, comme si, en embarquant Odile, il avait avant tout cherché à me nuire. Par moments, sa queue apparaissait et il fouettait la surface de l’eau pour m’intimider. J’avais presque envie de lui bondir dessus tellement j’enrageais. Odile cramponnait sa robe et gémissait. Elle était heureusement parvenue à poser ses deux pieds sur le sol, de part et d’autre de l’animal, et unissait ses efforts aux miens.
Et cela suffisait à peine. À notre excitation, il n’opposait qu’une inertie lugubre et confiante. Je crois qu’il attendait que nous n’en puissions plus, et donc ne jugeait pas utile de se fatiguer. J’en étais malade. Si cela continuait, Odile allait se déchirer en deux. Et lui se serait sans doute contenté d’un seul morceau, mais moi je la voulais tout entière.
Il y avait une bonne minute que l’exercice durait. Sa robe tenait bon. Je perdais mon temps à envisager tous les moyens de rompre ce damné morceau de tissu. Autant que l’exercice musculaire, la résolution de ce problème inondait mon visage de grosses gouttes. J’étais hypnotisé par cette idée, ne songeais que tailler, déchirer, trancher, brûler ou ronger, mais je ne sortais pas de là. Et c’était sans issue… Quand tout à coup, mon esprit s’est illuminé.
— Nom d’un chien… ! Sors tes bras des manches… !! ai-je à demi ricané à l’oreille d’Odile.
J’ai pu remarquer qu’elle n’était pas de celles que la peur paralysait ou rendait sourde, ce qui aurait compliqué la tâche. Nous nous sommes tortillés un instant pour mener l’opération à bien, sans perdre l’animal de l’œil. De toute évidence, le but de nos contorsions lui échappait. Ce n’était qu’un paquet de muscles à la cervelle atrophiée, un être obtus et borné qui s’apercevrait un jour que la vie l’a possédé du début à la fin et que la stupidité se paye. Tout se paye d’une manière ou d’une autre. Sinon, ce serait trop facile. « Il faudra rendre compte de tout ce qui est caché, tout acte, qu’il soit bon ou mauvais. »
En attendant, j’ai extirpé Odile de sa robe.
Tandis qu’elle passait derrière moi, j’ai attrapé mon fauteuil et l’ai brandi au-dessus de ma tête.
— Pourquoi as-tu changé d’avis… ? m’a-t-elle demandé plus tard. Elle voulait savoir pourquoi je n’avais pas abattu mon fauteuil sur le crâne de l’alligator. Déjà tout à l’heure, elle m’avait interrogé du regard mais l’heure n’était pas aux discours. Nous étions encore sous le coup de l’émotion, moites et fébriles, et je n’avais d’yeux que pour sa petite tenue dont la blancheur éclatante couvait dans la pénombre. J’avais gardé son slip en boule dans le creux de ma main tandis que je la prenais debout contre le mur, et mon poing l’avait serré jusqu’à en devenir douloureux durant toute la durée de l’opération.
Ensuite, nous nous étions repliés vers le lit. Et nous n’avions pas parlé davantage. Mais à présent, elle y semblait décidée.
Pour ce qui concernait cette histoire, je lui ai répondu que je n’en savais rien, que j’avais sans doute voulu garder toutes mes forces.
— J’aime les hommes bons, a-t-elle annoncé.
— Moi aussi. J’en ai même rencontré deux ou trois.
Nous avions sorti des cigarettes. J’avais tiré le drap sur nous pour nous changer les idées mais elle me caressait avec sa jambe, sans trop de résultat. Je n’avais plus vingt ans, elle allait devoir patienter. Enfin ça allait, elle ne le prenait pas mal.
— Ils ne sont pas si rares que tu le penses…
— Alors nous ne parlons pas de la même chose.
Elle se tenait sur le côté et m’observait pendant que je fixais le mur d’en face. Elle était collée à moi, une cuisse en travers de mon ventre. Elle ne s’était pas précipitée à la salle de bains et j’en sentais le résultat sur ma hanche, la tiédeur poisseuse qu’elle entretenait d’un léger mouvement du bassin. Il n’y avait aucune réserve dans sa besogne, son entrejambe glissait sur ma peau comme une bouche édentée, mais par contre elle osait à peine me toucher du bout des doigts. Elle avait essayé de caresser mon épaule et de ramener une mèche derrière mon oreille. Cela n’avait pas été aussi facile. Il semblait que plonger une main sous les draps n’était rien comparé au simple effleurement de ma joue.
Je ne voulais pas jouer les types mystérieux, pas plus que je ne cherchais à l’intriguer, mais chaque fois que je tournais la tête de son côté je la voyais presque clignant des yeux, dressée sur un coude et me considérant avec un sourire perplexe, ce qui me dérangeait un peu. J’y étais pourtant habitué. À un moment ou un autre, j’avais surpris cette expression sur le visage des femmes qui m’avaient serré d’assez près. Et quand chacune d’entre elles m’avait apporté quelque chose, m’avait sans doute appris tout ce que je savais, quand marche après marche elles m’avaient hissé à des paliers d’où l’on peut contempler le monde, je n’avais moi, pour ce que j’en observais, guère eu davantage qu’une stupide énigme à leur offrir. J’avais toujours fini par comprendre ce qu’une femme cherchait ou désirait, et peut-être aussi avais-je saisi leur nature profonde, mais je n’aurais pas pu en dire autant d’un homme. Elles avaient de quoi nous regarder avec des yeux ronds : la vérité était que nous étions le côté sombre de l’espèce humaine.
J’y avais réfléchi assez souvent, et j’avais beau être bien placé, je n’étais jamais parvenu à y voir tout à fait clair. Il y avait toujours quelque chose qui m’échappait, chez moi ou chez n’importe quel type que j’examinais, quelque chose d’insaisissable que faute de pouvoir mieux appréhender j’associais à du vide. Et dans ces conditions, je n’arrivais pas à nous cerner précisément, je butais sur l’élément masculin ou m’y engloutissais sans plus de résultat. Je lui devais de n’avoir jamais su quel but profond je poursuivais au juste. Je lui devais toutes les petites tracasseries qui en découlaient. Anna, une fille que j’avais connue autrefois, me répétait souvent que j’avais de la chance d’avoir une bite entre les jambes, car ainsi le monde m’appartenait. Mais quel monde… ? Qu’est-ce qui m’appartenait… ? Où est-ce qu’elle avait vu ça… ?!
Je ne voulais pas qu’elle s’imagine qu’elle m’ennuyait, maintenant que nous étions revenus au calme, mais cette intimité me pesait un peu et ses questions m’embarrassaient, d’autant qu’elles se précisaient et touchaient à ma vie privée. Je lui répondais néanmoins et faisais des efforts pour m’arracher plus de quelques mots, malgré que j’en avais. Certaines anecdotes sans importance me tiraient d’embarras pour un moment. Je n’éprouvais aucune réticence à lui raconter mes histoires d’adolescent, je m’y plongeais la tête la première sitôt que j’en saisissais l’occasion et je l’entraînais au loin, je l’égarais dans des forêts obscures où je ne risquais plus rien, je la tenais à distance en lui abandonnant quelques épisodes poussiéreux de ma vie, quelques aventures que je trouvais drôles et suffisamment éloignées de ce que j’étais aujourd’hui.
Le jour de ma communion solennelle, il m’était arrivé une chose bizarre. Tout le monde m’avait demandé ce que j’avais fabriqué, mais je n’y étais pour rien et j’ai longtemps pensé que le Seigneur Lui-Même avait voulu m’effrayer ou me punir de je ne sais trop quoi. Lorsqu’en général je racontais cette mésaventure – je remontais le chœur au milieu des autres et tout à coup mon cierge s’était mis à crépiter et s’était consumé à toute vitesse, de sorte que je me présentai devant l’autel avec une chandelle de trois centimètres et que le prêtre hésita à me tendre l’hostie – j’obtenais au moins un sourire. Lorsque j’étais en forme – et je m’y efforçais cette nuit-là, trop content d’éviter d’autres sujets –, je tirais de cette histoire des effets désopilants qui jusqu’ici m’avaient valu les grâces de mon auditoire.
— Qu’y a-t-il ? Ça ne t’intéresse pas… ? lui ai-je demandé.
J’avais l’impression qu’elle retenait un soupir ou qu’elle allait bâiller.
— Écoute…, m’a-t-elle dit, pourquoi n’es-tu pas détendu… ?
Je lui ai caressé les fesses pour couper court à ce genre de question. Je n’étais pas encore tout à fait prêt mais je songeais à m’y remettre si c’était ça ou lui parler de mon état d’esprit.
— Ça ne peut pas attendre… ? a-t-elle suggéré en souriant.
Je n’ai rien dit. J’ai pensé que j’allais lui clouer le bec, mais sa surprise n’a duré qu’une seconde. Et comme ignorant la sombre invitation que je lui proposais – je n’aurais pas su dire si je devais insister ou si c’était quelque chose qu’elle n’aimait pas – elle a répété sa question.
— Je suis aussi détendu qu’on peut l’être…, lui ai-je répondu.
— Je voudrais savoir ce qui t’embête… Est-ce que c’est moi qui…
— Écoute, je vais tout à fait bien.
— Est-ce que tu trouves que je suis trop curieuse… ?
— Mmm… on est toujours trop curieux, j’imagine…
Je l’ai regardée car j’étais étonné qu’elle puisse poursuivre la conversation sans se troubler. Ses yeux ne cillaient pas. Son teint s’était à peine empourpré. Il me semblait que j’aurais pu tout aussi bien lui glisser un doigt dans l’oreille. Loin de se dérober, son derrière pointait sous les draps, mais je voyais que son esprit était ailleurs.
— Je pense que tu dois savoir quelque chose…, a-t-elle repris, quelque chose qui devrait te mettre à l’aise… Je suis mariée. J’ai une petite fille de deux ans et j’aime mon mari… Ce qui signifie que tu n’as rien à craindre… Tu n’auras pas d’histoire avec moi. Je veux dire pas d’histoire dans le sens où nous n’allons rien tenter, toi et moi… Je ne sais pas si nous aurons d’autres nuits ensemble, enfin je le souhaite, mais nous en offrirons-nous beaucoup d’autres que cela ne changera rien entre nous. Je n’attends rien de toi. Je ne cherche pas à t’entraîner quelque part. Le plaisir que j’ai d’être avec toi n’est rien comparé à mon bonheur d’avoir fondé une famille. Et ce que nous faisons tous les deux m’est d’autant plus agréable que ça ne remettra jamais rien en question… Voilà, j’espère que je n’ai pas été trop brutale.
Je me suis levé pour aller boire un verre. Elle m’a demandé ce que j’avais. Je lui ai souri, puis je suis sorti sur la terrasse. Je voulais respirer un peu avant de retourner la baiser. Et dehors, la nuit n’était pas si sombre. L’air n’était pas si pesant. Rien de ce que je voyais ne me semblait banal ou médiocre. Rien n’était terrifiant.
*
* *
23 septembre 61
Je l’ai trouvé grandi. Mais plutôt maigre et pâle. Les amis d’Anna sont tous des cons mais il ne leur ressemble pas encore. En cherchant bien, on voit toujours une petite lueur dans ses yeux, ou peut-être que c’est moi qui suis vraiment trop bête. Quand nous sommes sortis, Oli m’a dit : « Je veux pas en parler. Je veux pas que tu me dises un mot sur lui… ! »
Je suis la seule, ici, à vouloir faire quelque chose. Élisabeth m’observe quelquefois, quand je suis en train de réfléchir. Mais ça ne m’aide pas beaucoup.
*
* *
Le soir même, je remerciai Anna de les avoir invités. Elle balaya mes paroles d’un geste vague car il y en avait encore quelques-uns qui s’attardaient et qu’elle voulait rejoindre au plus vite. J’en profitai pour ranger un peu, non parce que sa mère m’était particulièrement sympathique mais parce que je me sentais lessivé et que je n’avais plus la force de m’asseoir avec eux.
Durant toute la journée, j’avais tourné en rond à l’idée de revoir Édith et Oli, et plus l’heure de nos retrouvailles approchait, plus j’étais nerveux, plus ma joie devenait douloureuse. Il y avait bientôt trois mois que je ne les avais pas vus. La veille, Anna n’avait toujours pas décidé si elle avait envie de les voir, elle me répétait que c’était son anniversaire au cas où je l’aurais oublié.
Les premiers temps, lorsque j’avais quitté la maison, je ne me sentais pas très à l’aise en pensant à eux. Et de ma nouvelle vie, je n’avais rien de très fantastique à leur montrer, rien qui ne pût justifier mon départ à leurs yeux, aussi m’étais-je tenu à l’écart et n’avais-je même pas cherché à leur parler quand je tenais ma mère au téléphone. Par la suite, lorsque je m’étais mis à gagner un peu d’argent et qu’en dépit de ses critiques Anna commençait à me considérer comme une personne adulte, je m’imaginais leur ouvrant la porte et les installant à notre table, nom d’un chien, et ils étaient impressionnés, ils m’étudiaient et se poussaient du coude tandis que je leur offrais un verre, et je n’avais pas besoin de leur expliquer pourquoi j’étais parti, ils me pardonnaient ma brutalité et mon silence en découvrant à quelles voix j’avais obéi. J’étais persuadé d’avoir accompli un grand pas, qu’enfin la vie me proposait du sérieux. Si j’inclinais à de tels sentiments, alors, plus que quiconque, ils me manquaient car mon ascension ne se satisfaisait pas absolument d’elle-même : je voulais qu’Édith et Oli en conviennent, je voulais qu’ils me demandent conseil ou si je pouvais les aider.
Anna trouvait toujours de bonnes raisons pour repousser leur visite à plus tard. Et si j’avais le malheur d’insister, la discussion se terminait mal. D’ailleurs, chaque fois que nous étions d’un avis différent, il s’ensuivait que je n’avais qu’à m’en aller si je n’étais pas content et un silence piteux lui répondait, un silence écœurant qui me piétinait mais que je n’arrivais pas à surmonter. J’avais l’impression qu’elle ne plaisantait pas. Et qu’un gouffre sans fond m’attendait derrière la porte. Si bien qu’avoir le dernier mot ne me semblait plus d’une grande importance. Qu’y avait-il au monde qui valait que je lui sacrifie Anna ? Quel sale moment pouvait-elle me faire passer qu’elle n’effaçât en me tirant dans son lit ? Je n’imaginais pas lui tenir tête si cela devait me priver de ses caresses. Je ne croyais pas qu’il existait d’autre solution que de vivre avec une femme. Et je savais d’expérience qu’il n’était pas commode de s’en trouver une.
Enfin bref, j’apprenais qu’il fallait vivre déchiré. J’appris bien d’autres choses avec Anna, dont certaines ne s’éclairèrent qu’après coup ou que je n’interprétai que bien des mois plus tard, lorsque j’y repensai. Il y en avait également de très simples, qui ne m’apportaient pas de grandes révélations sur la nature humaine mais qui m’aidaient à résoudre le quotidien. Par exemple, je savais comment la réveiller pour en tirer avantage. Ce n’était pas ce que je préférais, étant donné qu’il n’y en avait que pour elle, mais c’était justement ma sainte abnégation qui l’attendrissait Aussitôt qu’elle avait joui, j’installais des oreillers dans son dos et lui servais le petit déjeuner que je lui avais préparé, prenant à peine le temps de m’essuyer la bouche. Si elle tendait une main pour me caresser la joue, j’avais une chance pour qu’elle m’accorde ce qu’elle m’avait refusé la veille.
À en croire ce qu’elle me dit, au matin de son anniversaire, je l’avais carrément tuée. Je n’en fus qu’à moitié surpris, compte tenu de l’ardeur que j’avais déployée. Au bout d’un moment, elle avait tenté de fuir, mais j’avais continué de l’astiquer. Elle en avait basculé du lit, avait rampé sur le dos jusque dans l’encoignure où un rayon de soleil l’attendait, et là elle s’était mise à trembler de tout son être, avait bredouillé des paroles incompréhensibles que je n’avais même pas cherché à comprendre. De plus, mon café était excellent, et je lui avais apporté des croissants et de la confiture. Je l’observai, tout en déposant le plateau sur ses jambes. Elle avait une moue repue et satisfaite au coin des lèvres. Quand elle m’annonça que je pouvais leur téléphoner, j’eus le sentiment que je ne l’avais pas volé.
À présent que la soirée était finie, je me demandais ce que j’avais espéré. Ma seule consolation était que nous n’avions passé qu’un moment pénible alors qu’avait couvé la catastrophe. La mère d’Anna me trouva livide, au point qu’elle voulut me dispenser de faire la vaisselle, mais j’insistai. Elle m’aimait bien. C’était simplement mon âge qui la désespérait, et le fait que je n’avais pas de situation, ni même une idée un peu précise de ce que je voulais devenir. Elle me parlait d’Anna avec d’autant plus de facilité qu’elle ne prenait pas notre liaison au sérieux. Cette cinglée venait pleurnicher sur mon épaule, se désolait qu’à vingt-six ans sa fille n’ait point encore convolé avec un chef d’entreprise ou un haut fonctionnaire. « Oh ! Henri-John… ! soupirait-elle, me tenant les mains et se collant à moi sur le canapé, Henri-John, mon garçon, quand donc va-t-elle se décider à rencontrer quelqu’un… ?! » Je ne pouvais plus la blairer. Dès qu’elle me touchait, ma peau se hérissait et je me tenais prêt à filer en vitesse au cas où elle aurait perdu l’esprit. Un jour que j’étais saoul, je lui avais glissé une main entre les jambes. La plupart des copains d’Anna en avaient autant à raconter, certains prétendaient même s’y être mis à plusieurs. Ce n’était pas impossible. C’était des types qui descendaient sur la côte, en plein hiver, avec des filles et des voitures de sport. Ils me parlaient d’endroits que je ne connaissais pas, de la marque de leurs chaussures ou de leur nouveau bracelet-montre qu’ils ôtaient et me donnaient à examiner. J’essayais de m’intéresser à leurs histoires, je le faisais pour Anna, pour lui être agréable, mais combien de fois avais-je failli m’endormir sous leur nez, combien de fois avais-je filé aux vécés pour échapper à leur conversation, quelle quantité d’ennui parvenaient-ils à déverser sur moi au point de m’en faire plier les jambes… ?
Il n’avait pas fallu plus d’une minute à Édith pour se tourner vers moi avec les mâchoires serrées. Et je compris aussitôt mon erreur.
— Tes amis n’ont rien mangé…, me dit la mère d’Anna.
— Oui, ils n’avaient pas faim.
— Ils ne se sont pas ennuyés, au moins… ?
Elle était chez elle. Je ne pouvais pas la mettre à la porte de sa propre cuisine.
Oli m’avait à peine adressé la parole. Nous nous étions embrassés, de manière assez gauche, puis j’avais dû l’abandonner au milieu de tous ces crétins pour m’occuper de je ne sais quoi et je ne l’avais plus retrouvé, enfin il n’était plus le même.
Dès le départ, je fus pris entre deux feux. Il n’y eut que David pour me témoigner un peu de sympathie et veiller à ce que les choses ne se passent pas trop mal. Bien entendu, c’était assez stupide de ma part, mais j’avais pensé que la joie de nous revoir attendrirait Édith et Oli, qu’ils ne prêteraient guère attention aux gens qui nous entouraient. C’était l’inverse qui s’était produit. Je ne savais même pas s’ils m’avaient regardé. Lorsque je parvenais à leur glisser un mot, ils ne m’écoutaient pas, ils observaient l’assistance d’un œil glacé, refusaient que je leur serve un verre ou d’avaler la moindre miette. Quant aux autres, ils me semblaient encore plus creux, plus détestables qu’à l’ordinaire.
Il fallait se lever de bonne heure pour coincer ces deux-là sur des sujets tels que la danse et le théâtre. Et il défilait tant d’artistes à la maison qu’il n’y avait pas beaucoup de spectacles à travers le pays, pratiquement pas d’expositions dont ils ne fussent au courant, ils pouvaient même vous apprendre ce que vous verriez dans six mois, sur quel truc travaillait Godard ou Rauschenberg ou Planchon. D’un autre côté, ils ne connaissaient rien sur la Riviera, les Rolleix ou les dernières nouveautés que l’on avait présentées au Motor Show, comme le nouveau modèle de chez Aston Martin, la DB4 en version décapotable. Chaque fois qu’un abominable dialogue de sourds démarrait entre les uns et les autres, je rappliquais la mort dans l’âme et je me laissais écrabouiller au beau milieu. Je souriais de façon maladive et la sueur me coulait entre les omoplates. J’arrondissais les angles à mains nues, souffrais en silence, j’étais le mur que l’on compissait de part et d’autre et qui étouffait les réflexions assassines.
J’en étais encore tout éreinté. Rien que d’y repenser me dégoûtait du cinéma que je m’étais fait en attendant leur venue. Ils ne m’avaient pas donné une chance de m’expliquer. Même Sylvie, la petite amie d’Oli, qui me devait pratiquement tout car j’avais jeté Oli dans ses bras, m’avait décoché un regard dédaigneux au moment de leur départ.
Pendant que je rinçais la vaisselle, j’entendais Anna et quelques autres discuter dans le salon. Il n’y avait que sa mère pour qui j’offrais encore un semblant d’intérêt. À la manière dont elle m’examinait, je sentais que je pouvais encore être bon à quelque chose. Henri-John Benjamin : lécheur de bottes et baiseur de vieilles traînées. Ils m’avaient fichu le moral à zéro.
Ils firent même bien davantage. Et tous autant qu’ils étaient. Je devins taciturne. Je me réveillais la nuit et je me demandais si j’avais réellement changé, si je méritais le mépris qu’Édith et Oli m’avaient témoigné. J’y pensais tout au long de la journée, je ruminais ce problème, tantôt leur donnant raison, tantôt les envoyant au diable, et Anna devait sentir que quelque chose n’allait pas car elle me laissait tranquille et ne me sautait plus sur le dos à la moindre occasion. Quant à ses copains, je ne les vis plus d’un œil complaisant, ils commencèrent à m’emmerder pour de bon.
À dater de ce jour, la compagnie me fut aussi pénible que la solitude. Je ne désirais plus voir qui que ce soit. Je n’aimais plus personne. Ni ceux qui m’avaient abandonné, ni ceux qui m’avaient entraîné là où j’étais. Et je ne valais pas cher, moi non plus. J’avais ce que je méritais.
Malgré tout, je demeurais incapable de changer la vie que je menais. Lorsque je regardais autour de moi, j’avais l’impression que la plupart des gens étaient eux aussi pris au piège. Et je ne me croyais pas plus malin que les autres. Je me récitais quelques vers de W. H. Auden si j’étais trop déprimé : « Were all stars to disappear or die, / should learn to look at an empty sky / And feel its total dark sublime, / Though this might take me a little time. » Ou bien j’allais au cinéma, c’était le seul moment où mon esprit restait en paix. Deux ou trois fois par semaine, je retournais voir West Side Story, comme un rhumatisant rampant vers des bains de boue, ou un enfant vers les jupes de sa mère. Je ne pensais plus à rien dès qu’ils se mettaient à danser. Je me payais quelquefois plusieurs séances à la suite.
Je filais un mauvais coton mais je ne cherchais pas à m’en sortir. Dans l’ensemble, mes lectures me portaient vers des écrivains désespérés, des écorchés vifs ou des candidats au suicide. Non pas qu’une telle idée commençait de s’insinuer en moi, mais je partageais leur vision de cette vie, je comprenais ce qu’ils voulaient dire. Depuis que j’étais avec Anna, je n’avais plus personne d’autre à qui parler et nous n’avions pas souvent les mêmes sujets d’intérêt. Je n’avais pas un seul ami. Il m’arrivait souvent de ne pas prononcer un mot de la journée. Certains soirs, quand je me mettais au piano, des types saouls fondaient en larmes et des femmes me regardaient, prêtes à me serrer sur leur poitrine. Quelques-unes parvenaient jusqu’au piano, offraient de me consoler. Elles me disaient : « Mon pauvre poussin… » ou : « Mon pauvre chéri… est-ce que tu as le cœur brisé… ? » Il n’était pas brisé, il était vide et sec et désabusé. Je n’étais pas en manque de ce qu’elles me proposaient, j’avais ma séance tous les soirs. Elles n’étaient pas assez jolies pour que je m’embarque dans une histoire, ni assez jeunes pour me donner un peu d’air.
Ce n’est pas au lendemain de l’anniversaire d’Anna que j’entamai ma dégringolade. L’attitude d’Édith et Oli me fit simplement réfléchir et je m’aperçus – en réalité, il s’agissait tout au plus d’admettre l’évidence – que les choses n’allaient pas si bien depuis un moment. À quand remontait le jour où j’avais éprouvé un peu d’entrain, où j’avais ouvert les yeux avec le sourire… ? À quand ma dernière conversation avec Anna en dehors de nos projets à la con… ? Sans bien m’en rendre compte, je m’étais habitué à la solitude et au silence. Jour après jour, je m’étais refermé sur moi et j’avais fini par tout encaisser, par ne plus y voir clair, du moins pas plus que je ne le désirais.
À présent, je savais à quoi m’en tenir. Mais au lieu de m’amener à réagir, cela m’assomma un peu plus. Chaque matin, des armées entières se réveillaient, constataient que leur vie était médiocre, et l’on n’entendait aucune clameur monter des rues, pratiquement personne ne se jetait par la fenêtre. Je n’étais sans doute pas le seul à me réveiller la nuit, à découvrir le monde tel qu’il était et ne plus rien trouver à en dire. Les types que je lisais s’étaient chargés de me montrer tout l’ennui que j’en pouvais attendre. Ainsi, plutôt que de m’arracher les cheveux, je décidai de prendre les choses avec philosophie : je n’étais qu’un imbécile parmi les autres. Toute prétention à se sortir du lot n’était qu’un risible accès de vanité. Ma situation n’était pas brillante, mais n’y avait-il pas quelque grandeur à s’en accommoder… ?
Quoi qu’il en soit, il me restait Anna. Et au fond, ce n’était ni sa conversation, ni son entourage qui m’importaient. Je ne comprenais pas ce qu’elle voulait, je ne m’en souciais pas vraiment. Je ne savais pas où elle était allée chercher que des types comme Piazzolla ou Aaron Copland avaient suivi les cours de Nadia Boulanger – et je ne voyais pas le rapport –, mais parfois elle me laissait entendre que nous voyagerions d’ici quelques années et qu’un piano pouvait rapporter plus qu’une usine de conserves. Nous en avions d’ailleurs loué un. En prévision de l’achat de notre nouvelle voiture, elle tenait des comptes assez serrés et filait déposer notre argent à la banque avant que je n’en aie vu la couleur, mais elle avait insisté pour le piano et m’en donnait sans broncher pour mes cours. Je prenais également des leçons de conduite. Ces choses-là ne se discutaient pas. Elle me rappelait de temps en temps les sacrifices qu’elle consentait pour moi, même si je ne faisais rien ou ne disais rien qui révélât quelque ingratitude de ma part. Je ne m’achetais rien, je volais les livres qui m’intéressaient et j’allais à pied. Je ne voulais pas la contrarier dans ses desseins. Je m’estimais heureux qu’elle n’eût pas besoin de mon avis pour mener nos affaires. J’aurais été incapable de projeter le moindre plan dans l’avenir, mes pensées se délitaient aussitôt que le sujet m’effleurait. Il me semblait qu’Anna n’avait pas ce genre de problème. Mais elle ne m’en parlait jamais de manière franche ou directe, elle agissait un peu comme si nous en avions longuement discuté et qu’il fut inutile d’y revenir. De temps à autre, elle me glissait quelques indices en passant, mais ils participaient d’un ensemble si vaste, et dont la finalité m’échappait, que je n’y prêtais guère attention. Était-ce de l’au-delà qu’elle m’entretenait, d’une autre vie, de quelque chose que je ne connaissais pas et qui demeurait sans intérêt pour moi… ?
Pourtant, chaque fois que je rentrais le soir, mon cœur battait. Je ne pouvais pas lutter contre ça. Aucune de mes réflexions n’y résistait. Et ce n’était pas tant l’idée de la séance qui m’attendait, car nous n’en étions plus aux premiers jours et à présent je ne bondissais plus dans l’escalier comme un forcené. C’était simplement de la tenir dans mes bras. De sentir une respiration dans mes cheveux tandis que je fermais les yeux et que la plus formidable et douce et sainte obscurité m’envahissait. Ce n’était pas Anna. C’était l’un des secrets de cette vie.
Je ne me posais pas la question de savoir si j’aurais pu trouver la même chose avec une autre. J’avais à peine dix-huit ans. Ces instants que je passais, le nez enfoui dans sa poitrine, balayaient tout le reste. Je m’y cramponnais et cela relevait plus de l’instinct que d’une sujétion sexuelle ou d’une histoire à l’eau de rose. Pour ce que j’en discernais, c’était par-dessus tout de vivre avec une femme qui me dérangeait l’esprit. Je ne savais pas ce que cela m’apportait au juste – et tout portait à croire que ça ne m’avait pas enrichi – mais je savais que j’en avais besoin. Et dans ces conditions, je pouvais la maudire quelquefois, et balancer des coups de pied dans les meubles durant son absence. Je pouvais la critiquer, ne plus blairer ses copains ni sa mère, je pouvais la trouver chiante, égoïste et superficielle et si terre à terre qu’on aurait dit une blague. Je pouvais la regarder tandis qu’elle était occupée, l’observer froidement et me demander ce que je fichais avec elle, n’empêche que je me serais traîné à ses pieds si elle m’avait indiqué la porte, je le savais très bien. Dans les pires moments, je me sentais comme un chien enragé mais je ne disais rien, j’étais tout juste bon à lui lécher la main car elle pouvait me tuer d’un simple geste. Voilà où j’en étais. Voilà pourquoi je devenais silencieux, pourquoi je ne cherchais pas à m’en sortir. Je ne voulais pas m’en sortir. D’autant que c’était une sacrée belle fille, par-dessus le marché.
Enfin bref, je ne me cachais pas que mes sentiments étaient confus. Et ceux d’Anna à mon égard devaient l’être tout autant. Dès que nous mettions un pied hors du lit, où régnait une paix surnaturelle, j’endossais un double rôle : celui du type que j’étais, et qui bien souvent lui tapait sur les nerfs, et celui du type qu’elle voulait que je sois et qu’elle couvait comme un œuf avec une foi invincible. Par chance, par calcul, par fatigue et par lâcheté, je parvenais à conserver mes deux emplois, ce qui déclenchait chez elle des élans contradictoires. Si bien que le matin, elle pouvait sortir en claquant la porte – « Nous n’arriverons à rien, tous les deux ! Tu devrais retourner chez ta mère… ! » – et virer de bord, à un autre moment de la journée – « Je suis fière de toi, tu sais… Tu as tellement changé en quelques mois… ! »
Dans la semaine qui suivit son anniversaire, j’obtenais mon permis de conduire. Il lui arrivait comme cela, pour des choses qui n’en valaient pas la peine, de me considérer les yeux brillant d’admiration, mais si je tentais de lui écrire un sonnet, elle soupirait, prétendait qu’elle avait passé l’âge. Nous avions un automne magnifique, cette année-là, un vent tiède courait sur la campagne, les week-ends tombaient tout droit du Paradis. Elle ne me lâchait plus les mains. Elle titubait presque, sur le seuil, littéralement chavirée que j’eusse accompli un tel exploit. Je crus qu’elle allait en pisser dans sa culotte. À son âge.
Le samedi matin, à l’aube, nous nous retrouvâmes dans la forêt de Rambouillet. Je pilotais notre nouvelle voiture, une Coccinelle flambant neuve. Anna avait une main posée sur ma cuisse.
Pour l’occasion, elle m’avait acheté un pantalon de toile légère, des lunettes de soleil et un petit polo blanc. Je ne m’y sentais pas aussi à l’aise que dans mes affaires de tous les jours, mais j’étais encore affligé par la fichue soirée que m’avaient réservée Édith et Oli, quelques jours plus tôt, et je n’avais pas eu le courage de lui résister.
Elle était excitée, nerveuse. Elle s’était mis dans la tête que nous pouvions remporter ce rallye, à tout le moins nous placer parmi les premiers. Je lui avais assuré qu’elle n’avait rien à craindre. Il y avait tant de crétins réunis ce matin-là que j’étais disposé à accepter un handicap.
Ils possédaient tous des MG ou des engins de ce calibre. Je me contentais d’avoir la plus belle fille de la bande. Cela me donnait un statut particulier, les inclinait à m’admettre parmi eux bien qu’à leur avis Anna les prît au berceau. Il y en avait toujours plusieurs autour d’elle, mais si, dans ces circonstances, elle me laissait un peu de côté, cela ne signifiait pas que ma place était libre. Personne n’essayait plus de me critiquer en sa présence. Ceux qui s’y étaient amusés ne s’avisaient plus de recommencer. Elle ne permettait pas qu’on touchât un seul cheveu de ma tête, qu’on lâchât la moindre vanne à mon propos – c’était son droit exclusif, et dont elle n’usait que si nous étions seuls –. Je ne savais pas ce qu’elle inventait à mon sujet, mais une chose était sûre : je sortais grandi de ces histoires. J’avais le sentiment très net de représenter un mystère pour une bonne partie de la bande. Je n’étais pas, à l’évidence, qu’un simple teen-ager, sans le sou, et plutôt renfermé – une espèce qui n’avait pas le moindre intérêt et pas plus de chance de s’introduire parmi eux qu’un fellagha dans une réunion de l’OAS –. J’étais, contre toute logique, toute légitime attente, celui qu’Anna avait choisi. Sans doute le bruit courait-il que je l’avais ensorcelée ou que j’étais un génie ou un baiseur de première. Au point que je me demandais parfois s’il n’y avait pas comme un parfum de vérité là-dessous.
Les plus hypocrites se fendirent de quelques compliments polis, relatifs à notre nouvelle acquisition. D’autres prirent la chose au second degré et s’emballèrent un instant sur la pureté du tableau de bord. Puis l’on songea au départ.
Il s’agissait de rallier certaines étapes tout au long de la journée, étapes dont il fallait deviner la situation géographique au moyen d’indices, rébus, charades et casse-tête en tout genre, contenus dans une enveloppe. Une fois sur place, et avant de continuer l’aventure, on demanderait à chaque équipe de se soumettre à des tests d’adresse et d’intelligence. Enfin, la plaisanterie devait se terminer dans une auberge. Et ce serait aux derniers arrivés de régler la note.
— Je comprends pas qu’il n’y ait rien à gagner…, déclarai-je en actionnant le démarreur.
Nous étions en rodage. Je laissai les autres nous distancer et fredonnai Hit the Road Jack, le nouveau morceau de Ray Charles, tandis qu’Anna décachetait notre enveloppe.
Toute la bande avait déjà disparu au loin, débarrassant le paysage et nous cédant le calme, le friselis des bois dans la lumière et la douceur de l’air embaumé d’herbe sèche qui turbulait à l’intérieur du véhicule et nous soulevait les cheveux.
— Nous ne pourrions pas aller plus vite… ? interrogea-t-elle.
— Ce n’est pas une course de vitesse. Ce n’est pas d’avoir une MG qui fera la différence…
— À propos de MG… Sais-tu ce que signifient ces deux lettres… ?
Je lui glissai un regard d’où je voulais que percent la mansuétude et l’ennui :
— Voyons, comment je le saurais… ? Qu’est-ce que tu veux que ça me fasse… ?
Je vis son front se plisser. Mais je ne comprenais pas d’où ça venait.
— Tu es certainement le seul à ne pas connaître la réponse…, soupira-t-elle en envoyant l’enveloppe sur la banquette arrière.
— Mmm, j’en suis sûr… Mais ne va pas leur demander ce que veut dire F. M. devant Dostoïevski. Tu leur décrocherais la mâchoire…
— N’empêche que la question n’est pas là, répliqua-t-elle en fixant la route. Et d’abord, est-ce que tu sais où tu vas… ?
— Non, pas du tout…
Elle se pencha pour récupérer l’enveloppe. Elle en tira une carte d’état-major et une feuille de papier qu’elle se proposa de me lire.
— Premièrement, fit-elle d’une voix acide, il vous suffira de déchiffrer les deux initiales : MG.
À ces mots, je mordis sur le talus mais nous ramenai aussitôt sur le milieu de la chaussée.
— Ils précisent, persifla-t-elle, qu’il s’agit de la voiture et non pas de Maksim Gorki… !
Nous perdîmes un temps fou à chercher un téléphone. Puis j’y restai suspendu un bon moment, dans un bistro de campagne, en gardant un œil sur Anna qui m’attendait dans la voiture en fumant des cigarettes qu’elle jetait dans ma direction. Pour finir, j’obtins le renseignement d’un concessionnaire de Boulogne m’avouant ne s’être jamais posé la question mais qui avait appelé son fils à la rescousse : MG étaient les deux premières lettres de morris garages.
Anna ne disait rien. Je parlais tout seul. La deuxième lettre me donnait la direction : O pour ouest. Telle autre, le numéro d’une départementale. Celle-ci, le nombre de kilomètres à parcourir, celle-là m’indiquait un changement de cap. Tandis que je traçais mon itinéraire, je songeais à cette bande de salauds.
— Cesse un peu de jouer les persécutés, me rappelait-elle. C’était la même épreuve pour tout le monde.
Je préférais ne pas répondre. Je continuais de parler tout seul.
Deux types nous attendaient à l’étape. On nous annonça que nous avions quarante-trois minutes de retard sur les premiers. Je répliquai que la journée commençait à peine. Anna se proposa pour les tests d’adresse. Il y avait dix aiguilles à enfiler, aux chas minuscules. Et en équilibre sur une jambe. La preuve que c’était de parfaits crétins. Quatre minutes trente. Je pris les tests de connaissance générale, ainsi qu’ils les nommaient.
— Un peu de poésie, pour commencer…
— Parfait, dis-je.
— Citez-moi le titre d’une œuvre de Minou Drouet.
— Va te faire foutre…, lui répondis-je.
— FAUX ! m’aboya-t-il aux oreilles. Cinq minutes de pénalité… !
J’étais très tatillon pour ce qui touchait la poésie. Et malgré l’air qu’affichait Anna, cette pénalité était ma fierté, j’aurais aimé qu’il l’épinglât à mon polo.
— Question suivante : quel est le modèle de la nouvelle voiture de Françoise Sagan ?
— J’en sais rien.
— Ce qui nous fait cinq minutes supplémentaires…
Je n’en avais pas encore la tête qui tournait, mais je ne rigolais plus. Je sentais le regard d’Anna vrillé sur ma tempe.
— Quel écrivain a-t-on surnommé le « Byron américain »… ?
— Ernest Hemorroïd.
— FAUX !
— Docteur Hemingstein.
— FAUX ! De toute façon, tu n’as droit qu’à une seule réponse.
— Écoute, je plaisantais… C’était des surnoms qu’il se donnait. Marlène Dietrich l’avait également baptisé Papa…
De la même manière, le reste des questions me laissa sur le tapis. Et cette première expérience ne fut pas pire que les autres.
Toute la journée, j’eus le sentiment que les choses nous échappaient, que nous tournions en rond et nous enlisions à mesure que le soleil baissait dans le ciel. Anna était tendue. J’avais envisagé de m’arrêter dans un sous-bois et de la prendre sur un tapis d’herbe pour lui changer les idées mais je n’étais pas absolument sûr qu’elle y fût disposée. On aurait dit qu’elle était hypnotisée par la route ou qu’elle avait une mission sacrée à remplir et que sa propre vie ne comptait pas. À deux ou trois reprises, de purs éclairs de colère avaient éclaté entre nous, il y avait eu quelques échanges violents mais très brefs, car tout cela nous dépassait et nous étions tenus dans une sorte d’hébétude par la nature labyrinthique de nos tribulations.
Chaque étape nous anéantissait un peu plus. Quant à moi, j’étais persuadé que toute l’histoire était montée contre nous. Tous les indices qu’on nous donnait pour découvrir notre nouvel itinéraire, toutes les questions que l’on me posait étaient autant de mystères que je ne pouvais élucider, basés sur des potins, des ragots, des conne-ries qui étaient leur pain quotidien. Je ne connaissais pas les meilleurs restaurants de la Riviera, je n’étais jamais allé à Bayreuth, je ne savais ni qui était la petite amie d’Alain Delon, ni où l’on pouvait rencontrer Sartre, ni même qui étaient les Hussards. Anna prétendait que je n’étais pas aussi malin que je le pensais et qu’à l’évidence tous les bouquins que je lisais ne me servaient à rien. Plusieurs fois, je lui proposai d’abandonner. « Non rien à faire… ! grognait-elle entre ses dents. Regarde-moi bien : nous irons jusqu’au bout… ! »
Elle me disait d’accélérer. Nous avions au moins une demi-heure de retard sur les derniers de la troupe, mais dès qu’elle apercevait une ligne droite elle s’imaginait que nous allions les rattraper. Je lui avais expliqué que ce n’était pas bon pour le moteur. À présent, je m’en fichais, j’appuyais à fond et, avec un sourire glacé, filant le train à des MG B de quatre-vingt-dix-huit chevaux tandis que les quelques miens menaçaient d’avoir une attaque.
C’était comme si nous étions pris dans un typhon gigantesque, au centre duquel s’ouvrait un abîme d’obscurité. Et plus notre vitesse augmentait, plus nous foncions vers les ténèbres. Lorsque nous apercevions l’arrière d’une voiture, Anna poussait un petit gémissement et lorgnait sur l’aiguille du compteur avec un air d’illuminé. Mais ce n’était jamais les nôtres que nous doublions. J’avais beau le savoir à l’avance, reconnaître de loin l’arrière d’une Versailles ou d’une 4-CV, les grimaces d’Anna me communiquaient son fol espoir et je me tenais debout sur l’accélérateur, j’avais l’impression que nous allions nous en sortir.
Depuis le départ, nous étions à la traîne. Parfois, après un long silence, Anna se tournait sur son siège et m’informait qu’il n’y avait rien en vue. Je ne compris pas ce qu’elle voulait dire, tout d’abord, mais ensuite je n’essayai pas de la contrarier. Chaque fois que nous reprenions la route, les types ricanaient et pliaient bagage derrière nous. Elle ne s’en rendait même pas compte. Elle supputait encore nos chances de passer en tête, découvrait d’absurdes raccourcis dans lesquels je ne devais m’engouffrer que tous feux éteints des fois que nous soyons suivis, et elle se radoucit avec le crépuscule, m’alluma des cigarettes et fredonna quelques airs à la mode. Malgré cela, je restais nerveux. J’avais une vague et sombre idée de ce qui nous attendait. Et par-dessus tout, j’étais tenaillé, presque effrayé par l’absurdité de cette histoire et des proportions qu’elle prenait. J’éprouvais une sorte de fascination pour notre entêtement à courir au désastre. Tout au long de la journée, et à une cadence de plus en plus rapide, des signaux nous avaient mis en garde et nous filions à présent dans la lueur d’alarmes rougissantes et hystérisées par notre course imbécile, et dont plus rien ne pouvait nous détourner. Anna, si jamais elle les voyait, n’y prêtait aucune attention. Je lui glissai de brefs coups d’œil de temps à autre, me demandant de quels prodiges elle usait contre moi. Et puis aussi comment elle se débrouillait pour m’indiquer la route, n’était-ce qu’une simple direction, alors que nous étions emportés, balayés par un courant irrésistible qui nous précipitait par le fond.
Quoi qu’il en soit, je suivais ses directives. Je ne cherchais plus à fourrer mon nez dans la carte, considérant que cela n’avait plus aucune espèce d’importance. Je roulais à fond de train, mais je n’étais plus pressé. Nous étions de nouveau dans la forêt, en route vers notre neuvième et dernière étape, et laissant derrière nous la cathédrale de Chartres où l’on m’avait cuisiné sur l’Ancien Testament, devant le portail nord du transept, pendant qu’Anna brûlait un cierge et priait pour que nous passions en tête. Mais plus rien ne pouvait nous sauver, et elle encore moins que n’importe qui. Je l’écoutais et je me retrouvais parfois sur des chemins de terre, à zigzaguer entre les ornières pour gagner quelques stupides kilomètres, mais ce n’était pas cela qui nous perdait, pas plus que les erreurs qu’elle commettait en déchiffrant notre itinéraire – j’acquiesçais à toutes ses propositions –, non ce qui nous perdait, c’était sa vanité. Je n’avais jamais rien vu de pareil. C’était au point, et à ce jour je n’en avais pas mesuré l’énormité, qu’on ne pouvait plus la toucher, que plus rien ne pouvait l’atteindre si les choses allaient mal. Elle se coupait de la réalité, s’évaporait quand un soupçon d’humilité était le prix à payer. Elle chantonnait, les yeux à demi clos, la nuque renversée sur le siège et un bras au-dehors, comme s’il s’agissait d’une promenade en bateau. Elle semblait la proie d’un doux engourdissement, ébauchait un sourire lointain que je surveillais en me pinçant les lèvres. Mais je n’arrivais pas à me secouer.
Lorsque nous nous garâmes au parking de l’auberge, et par acquit de conscience, je m’assurai que nous étions bien les derniers. Malheureusement, il n’y avait plus aucun doute, tous les véhicules étaient rangés en épi et parfaitement alignés, mais je ne fis aucun commentaire.
Je l’attendis un instant pendant qu’elle se remaquillait à la lueur du plafonnier. J’en profitai pour tourner autour des MG et tâter quelques capots, mine de rien, et je les trouvai froids comme du marbre.
— Écoute…, lui dis-je en revenant sur mes pas, est-ce que tu y tiens réellement… ? Je peux y aller et leur expliquer que nous sommes fatigués, je n’en aurai pas pour longtemps… Nous terminerons cette soirée tous les deux, on fera ce que tu voudras… hein, qu’en penses-tu… ?
Je m’étais arrêté et penché à sa portière. Elle me dévisagea une seconde mais j’eus l’impression que ce n’était pas moi qu’elle regardait.
— Je ne suis pas trop affreuse ? s’enquit-elle avec naturel, quoique sa voix fût un peu plus pâle que d’ordinaire.
Au fond, je n’aurais pu décider si elle voulait se jeter dans les flammes ou si elle avait la berlue et se figurait que nous avions effectué un parcours honorable. Je dus m’écarter pour qu’elle puisse descendre. J’espérai qu’elle allait le regretter d’une manière ou d’une autre, puisque c’était ainsi.
Ils étaient tous agglutinés au bar, dans le fond de la salle. On salua notre arrivée avec l’entrain que je prévoyais, on applaudit, on siffla, on envoya des plaisanteries dont je sentais qu’elles m’étaient plutôt destinées – Anna était des leurs, du moins sa beauté les inhibait –, on railla, on ricana, on nous charria tandis que nous avancions vers l’assistance, mais elle l’avait bien cherché. Et puis, c’était les amis qu’elle s’était choisis.
Je m’arrêtai au milieu de la pièce, afin qu’ils puissent vider leur sac. Ce genre de démonstration ne me gênait pas beaucoup, venant d’eux. Nous étions trop différents pour qu’ils réussissent à me blesser, de même que je ne pouvais les mettre en boîte. Anna, par contre, accusait le coup. Si quiconque parvint jamais à exprimer l’ahurissement, la douleur et la crainte en un seul coup d’œil, ce fut elle, ce soir-là, et qui m’en donna une démonstration vibrante. Je faillis lui tendre la main pour la rassurer mais je sentis qu’elle s’écartait de moi et je compris aussitôt que ce n’était pas à mes côtés qu’elle chercherait refuge. De fait, elle recula vers les autres. Je n’aurais pas aimé être à sa place, car elle semblait traverser un moment pénible. Elle souriait et grimaçait à la fois, son regard fuyait puis revenait se poser sur moi, en même temps elle m’appelait et me repoussait. Je ne l’aidais pas, bien entendu, je la fixais froidement. Je comprenais qu’en ma qualité de petit ami, elle me suppliait de me soustraire aux avanies qui continuaient à pleuvoir sur ma tête et dont elle souffrait par contrecoup, mais je ne bougeais pas.
J’attendis qu’ils en eussent assez. Anna s’était faufilée dans leurs jambes, à l’abri, et ma foi, elle avait un air étrange, presque fou, égaré.
J’attendis de manière on ne peut plus stoïque. (« Lorsque je souhaite éviter le combat, il se peut que je me défende simplement en traçant une ligne sur le sol ; l’ennemi ne pourra pas m’attaquer parce que je le détourne de la direction qu’il désire suivre. »)
J’attendis que l’un d’eux fit allusion à ce fameux repas dont je devais les régaler pour ma peine.
— Hé ! Henri-John, mon petit vieux…, m’entendis-je apostrophé alors qu’ils se calmaient plus ou moins. Il est temps de passer la commande, tu ne crois pas… ?!
À ces mots, j’éprouvai l’un des grands plaisirs de ma vie. Et pour dire la vérité, mon bonheur confina l’éjaculation, sauf qu’au lieu de se perdre dans la nature, ce fut comme si ma semence explosait à l’intérieur de moi, remontait dans mes bras et mes jambes, jusqu’à mon cerveau, et m’inondait, transformait mon sang en un souffle pur et doux. Mes oreilles en devinrent toutes brûlantes. Un sourire, ou je ne sais quoi, m’illumina la face entière.
— Nom d’un chien, dis-je, est-ce que vous m’avez bien regardé… ?!
Je déclenchai aussitôt un étranglement général et silencieux. C’était bon. Je venais de les refroidir, tout d’un coup. Néanmoins, une voix émergea du malaise qui me comblait et dont je savourais la moindre mimique.
— Allons, Henri-John… Ce ne serait pas très fair-play… !
— Mon cul… !! fis-je en les balayant d’un seul regard.
J’aperçus Anna se juchant avec difficulté sur un tabouret. Certains se détournèrent avec une mine dégoûtée. Les autres n’en crurent pas leurs oreilles. Pas un seul d’entre eux n’aurait osé se défiler à ma place. Jamais une telle idée ne les aurait effleurés.
— Mais c’est une question d’honneur…, me lança-t-on.
— Tu as tout compris…, répondis-je.
Anna observait l’intérieur de son verre.
Je m’installai au volant de la Coccinelle. Puis, réflexion faite, je décidai de ne pas aggraver mon cas et je rentrai en auto-stop. Mais je ne restai pas longtemps sur le bord de la route. Le type me dit que j’avais de la chance, car l’endroit était désert. Et il ajouta qu’il ne pourrait me conduire jusqu’à Paris, qu’il habitait à Meudon.
Il était aux environs de dix heures du soir. Je m’assis un moment sur un banc, près de l’Observatoire, et j’allumai une cigarette. Je savais que j’allais y aller mais j’essayais de m’en empêcher en serrant les dents, par exemple, ou en jouant avec un morceau de ficelle que je nouais autour de mon doigt et qui était censé couper mon envie, au lieu de quoi je m’hypnotisais en observant les nœuds que je fabriquais et pour lesquels j’avais une véritable fascination. Au point que j’en voyais partout, jusque dans les petits riens de mon existence, réduite à une bobine de fil plus ou moins emmêlée. D’où l’intérêt que je portais à la chose, d’où la manipulation obstinée à laquelle je me livrais pratiquement tous les jours, au moins quelques instants, parfois sans y penser et de manière secrète quant à son véritable sens, pour les fois où j’en aurais besoin. Défaire un nœud était une chose très agréable, mais l’étudier, le sentir, se pencher sur les tensions, les ouvertures, les dangers qu’il refermait, était la source de plaisirs bien plus grands. À mon avis, un type qui s’y connaissait en nœuds était comme un plombier penché sur un lavabo : à défaut de résoudre le problème, il pouvait comprendre la situation, ce qui n’était déjà pas si mal, et peut-être limiter les dégâts. J’avais toujours un bout de ficelle sur moi.
Tant que je m’y consacrai, je feignis de ne pas penser à autre chose. L’endroit était sombre et immobile. J’étais conscient que les problèmes devenaient plus complexes à mesure que je vieillissais, que j’allais rencontrer des nœuds diaboliques, terrifiants et abominables, et malgré tous mes efforts je ne me sentais pas prêt. J’avais pourtant reçu un signe. J’avais failli mourir à ma naissance parce que le cordon s’était noué autour de mon cou, mais cela n’avait pas suffi, je m’en étais inquiété mais je n’étais pas encore prêt. Je me demandai si je le serais un jour, plus je me levai.
Un peu plus tard, je grimpai à un bec de gaz pour franchir le mur. Et j’atterris au milieu des rosiers que Jérémie avait plantés deux années plus tôt, en souvenir de la première du Sacre.
Tout le rez-de-chaussée était allumé. Plié en deux, je filai jusqu’au tilleul, me dissimulai derrière le tronc.
C’était l’heure des tisanes. Chantal était en train de les servir. Elle était penchée devant ma mère et Alice qui venait de refermer l’un de ses éternels bouquins sur ses genoux et tendait sa tasse en lui souriant par-dessus ses lunettes. Je voyais les pieds de Georges dépasser d’un fauteuil, le dos de Jérémie, planté devant l’une des portes-fenêtres et examinant le cou de Rebecca dont il avait relevé les cheveux et dégagé l’épaule. Sur un coin de la table, Olga faisait l’inventaire de sa boîte à couture. Elle allait bientôt demander qui avait fouillé dans ses affaires, mais personne ne lui répondrait car on avait l’habitude. Karen tenait son bébé dans les bras. Je ne l’avais pas encore vu et je ne connaissais même pas son nom ou je l’avais oublié. Mais je me souvins que dans l’hiver elle m’avait proposé d’être le parrain de son enfant.
La chambre de Ramona était éclairée, ainsi que celle d’Édith. Pourtant j’apercevais Corinne et Oli sur le canapé, qui discutaient et s’adressaient à une troisième personne installée dans le rocking-chair. Je ne savais pas de laquelle des deux il s’agissait, j’avais l’impression que c’était Ramona. Corinne avait coupé ses cheveux très court, à la manière de Jean Seberg, et je trouvais qu’elle avait eu raison. Lorsque j’étais parti, elle tergiversait, elle avait peur de le regretter et je lui avais promis de l’accompagner pour le jour du sacrifice. Elle se leva pendant que je la regardais, traversa la pièce et s’occupa du tourne-disque. Je n’entendais rien d’où j’étais. Oli s’agita sur son siège, éclata de rire, mais je n’entendais rien, si ce n’est mon estomac qui se mit à gargouiller et produisit un râle assez lugubre. D’accroupi, je passai à genoux, afin d’user d’une position plus confortable. À cette occasion, je remarquai que mon polo était trempé de sueur et que mon front ruisselait. Je l’épongeai brutalement contre ma manche. Puis je m’aplatis sur le sol, car Chantal avait profité de cette seconde d’inattention pour se poster face au jardin, derrière les carreaux, et je la découvris la tasse aux lèvres et les yeux braqués dans ma direction. Déjà, j’étouffais à moitié par cette chaleur, mais je retins mon souffle. Il me fallut un moment avant de réaliser que l’obscurité me protégeait. Quand je repris ma respiration, mon cœur battait comme si j’avais disputé un cent mètres. Je me revis me tortillant entre ses jambes, la four-raillant sur la banquette du train, en route pour Varsovie. Je n’avais jamais pu élucider cette histoire, si elle savait ce que j’avais fait ou non, et je n’aimais pas spécialement y penser. J’avais pris mes distances avec Alex depuis ce jour-là, presque trois années s’étaient écoulées. Elle était facile, emmerdante, elle avait une cervelle de moineau mais je l’aimais bien, elle en valait plus d’une que je connaissais et qui avait tout Paris à ses pieds. Corinne lui ressemblait, en un peu plus fine. Pendant que l’une écrivait ses fichues lettres ou prenait des notes, l’autre épluchait des magazines et vous tenait au courant de l’état du monde, découpait des articles et les distribuait à chacun, selon qu’ils pouvaient vous intéresser. Je les observais à présent toutes les deux. Quoi qu’elles se racontaient, j’aurais été ravi de l’entendre, je me serais peut-être mêlé à leur conversation ou j’aurais inspecté le jardin quelques minutes, le temps que ma tisane refroidisse. Il faisait si frais dehors que j’en aurais bu volontiers. Je me frottais les bras en lorgnant les infusions qui fumaient aux quatre coins de la pièce. Ma mère s’en resservait un large bol tandis que j’attrapais la mort à moins d’une quinzaine de mètres.
C’était bien Ramona qui discutait avec Oli. J’aperçus son profil lorsqu’elle se pencha pour lui toucher la main. Je me demandai ce qu’Édith fabriquait toute seule dans sa chambre. Je n’avais rien mangé mais je ne me sentais pas très bien. Et pour tout arranger, j’étais pris dans un couloir où soufflait un air alternatif, chaud puis glacé, alors que les feuilles du tilleul, juste au-dessus de ma tête, ne frémissaient pas d’un poil. Les rideaux de ma fenêtre étaient tirés. Olga tournait en rond, remuait des coussins. Georges se leva et s’installa à sa table. J’eus l’impression qu’ils se mettaient tous en mouvement à cette seconde, qu’ils entamaient un ballet au ralenti dont je ne pouvais entendre la musique. Je fermai les yeux. Ils se déplaçaient dans l’espace, exécutaient des figures aquatiques, comme si la lumière s’était transformée en liquide et qu’ils évoluaient dans un aquarium enchanté. Cela me paraissait rudement bon. À deux ou trois reprises, ils effectuèrent une composition pleine de grâce, s’égaillant, à première vue, dans un parfait désordre, puis empruntant tout à coup quelque tracé mystérieux qui les faisait se rejoindre au centre de la pièce, ils se présentaient face au jardin, en formation serrée, et le tableau prenait alors tout son sens. Je suffoquais à moitié, un bras en travers de l’estomac, l’autre planté dans l’herbe pour m’éviter de basculer en avant. Les événements de cette journée m’avaient rendu malade pour de bon. J’avais ingurgité des potions amères, d’autres trop douces, et j’étais écœuré, j’en avais les dents qui grinçaient quand la rage était la plus forte, ou bien la mâchoire qui tremblait si c’était un passage à vide.
Je me tenais prêt à vomir, puisque je l’avais mérité. À chaque contraction de mon estomac, mes yeux se remplissaient de larmes. Et je ne pouvais plus bouger. Je m’envoyai ainsi un long jet brûlant sur le bras.
*
* *
Nous nous sommes séparés du Ballet à New York. Oli m’a proposé d’emmener Odile à Cap Cod, pour les quelques jours que nous voulions y passer avant de rentrer en France, mais j’ai refusé aussitôt sans avoir besoin d’y réfléchir. Elle ne m’avait pas menti en affirmant qu’il n’y aurait rien entre nous, son mari pouvait dormir sur ses deux oreilles. Une ou deux fois, elle m’avait appelé Paul en jouissant. « Oh ! ne sois pas fâché… se reprenait-elle avec le sourire. Je te jure que je ne pensais pas à lui… » Je n’étais pas fâché, j’étais ébloui.
À l’aéroport, pendant qu’Oli transmettait ses consignes à Jérémie et que les autres s’élançaient vers les produits détaxés, elle a saisi mon revers puis m’a embrassé sur la joue.
— Si tu trouves un autre moyen, fais-le-moi savoir…, m’a-t-elle soufflé à l’oreille.
Puis nous les avons quittés.
— Elle a raison… ! a décrété Giuletta, s’agitant sur la banquette arrière, comme nous remontions vers Long Island.
— Mmm… la plupart des gens arrivent à se bluffer de cette manière. Je ne crois pas que ce soit la majorité qui puisse te donner le bon exemple…
— N’empêche… Ça me paraît normal de ne pas tout mélanger…
— Oui, mais il faut garder la tête solide. Et avoir un peu l’âme d’un épicier… N’oublie pas qu’il est toujours mauvais de diviser ses forces, et que d’avoir l’esprit frileux à ton âge est une espèce d’anomalie dont je te souhaite de guérir au plus vite.
Il lui fallait toujours une petite seconde pour réagir, aussi en ai-je profité pour encore placer quelques mots :
— Le jour où tu seras parvenue à préserver ton travail, ton mari et tes amants, à faire en sorte que chacun d’eux soit enfermé dans un compartiment étanche, sans aucune sorte de rapport les uns avec les autres, eh bien, ce jour-là, tu découvriras que ta vie ne vaut pas grand-chose et que tu t’es toi-même enfermée dans l’une de ces boîtes…
— Mince alors ! De quel droit tu peux dire ça… ?!
Nous filions vers East Hampton, où Oli avait des contrats à signer. Je me suis arrêté sur le bord de la route, à l’entrée de Southampton, et j’ai conduit Giuletta à une terrasse pour lui offrir une glace. À présent, je connaissais la marche à suivre pour la ramener au calme. Aussi bien, j’estimais qu’elle avait sans doute pris deux kilos par mes soins et je la regardais dévorer ses sucreries en fumant une cigarette, légèrement dégoûté mais satisfait d’avoir brisé son élan alors qu’elle s’apprêtait à me tomber sur le dos.
La veille au soir, à la terrasse du Pipeline, et pendant que mon regard vaguait sur l’Hudson et la Statue, Oli était revenu à la charge. Je ne luis avais répondu ni oui ni non, mais je savais que ce serait non. Pourtant, je n’avais pas de raisons très précises de décliner sa proposition. Je me disais que c’était Giuletta, faute de mieux, qui rendait la chose impossible. Si bien que d’une manière à peine consciente, je m’efforçais de maintenir des rapports ombrageux avec elle, ce qui n’était pas trop compliqué.
Mes projets n’étaient pas clairs. Je ne me souvenais plus quand j’avais décidé de retourner en France, mais un matin, au cours d’une conversation, je m’étais aperçu que j’en parlais sans la moindre hésitation, et comme Oli ne réagissait pas, j’avais compris que je devais en parler depuis un bon moment déjà, que ce fait était acquis, peut-être bien depuis plusieurs jours. Il n’y avait sans doute pas à y revenir, dans ces conditions, et j’avais le sentiment de m’être épargné à bon compte la douloureuse et diabolique épreuve du choix. Par moments, je pensais à mon retour, mais je ne me sentais pas impliqué, je suivais les déambulations d’un acteur qui tenait mon rôle, je me regardais gravir les marches de Saint-Vincent et commencer mon premier cours planté devant la fenêtre et dans une lumière aveuglante et le film s’arrêtait là.
— Mais bon Dieu… ! Mais où étais-tu passé… ?!
Elle était chargée de sacs et de paquets, portait une nouvelle mini jupe et des lunettes à la Jackie Onassis. Ce qui m’amusait chez elle, et qu’aussi je ne manquais pas d’admirer, était son sens inné d’adaptation à n’importe quel milieu. Elle disposait d’ailleurs de deux énormes malles pour une fille de sa taille, ainsi que des bagages à main qu’Oli se plaisait à garnir tout au long du voyage. Elle avait des cuirs et des jeans déchirés, son maquillage faisait peur et sa voix était rauque lorsqu’elle avait filé – Oli et moi nous étions rabattus sur le Met – à un concert des Dead Kennedy. En Caroline du Sud, où les planteurs du coin avaient organisé des réceptions en l’honneur du Sinn Fein Ballet, elle était apparue dans de longues robes de soirée, angélique, presque timide et à peine poudrée, les cheveux noués par un ruban de couleur pâle. Bref, j’en passe, et pour cette virée à Long Island, elle était une star incognito, toute vêtue de blanc, d’allure distante mais très simple, ne s’autorisant comme accessoire, en plus de sa monture d’écaille aux verres sombres, que son bracelet en or de chez Tiffany – j’étais là lorsqu’elle avait ouvert la fameuse boîte à écriture argentée sur fond bleu, nouée d’une faveur de satin blanc et que sautant au cou d’Oli elle lui avait fendu la lèvre avec son front –.
— Je t’ai cherché partout…, a-t-elle ajouté.
— Je suis allé visiter un endroit où ont dansé Ruth Saint-Denis et Isadora Duncan… Veux-tu que nous y retournions, ce n’est pas très loin…
— Je te signale que tu avais les clés de la voiture.
Avant de retrouver Oli, nous sommes allés manger italien, au bord d’une lagune, un « pesce spada con lentic-chie » qui l’a remise de bonne humeur. C’était une belle journée, l’air sentait la myrte et des hérons atterrissaient autour de nous.
— Elle était comment, sa femme… ?
— Mmm… Voyons… elle devait être un peu plus grande que toi.
— Et elle était jolie ?
— Oui… Suffisamment.
— Et il l’aimait ?
— Eh bien, j’imagine.
— Et c’est vrai, ce qu’on raconte, que vous vous êtes battus tous les deux pour elle… ?
— Bah ! c’est une vieille histoire… Et puis ce n’est pas exactement ce que tu crois.
J’avais eu tort d’éveiller son intérêt. Lorsque je lui ai demandé de ne pas insister, car je n’avais pas envie d’en parler, elle a quitté brusquement la table, y jetant sa serviette avec un air mauvais. J’ai donc pris mon dessert tout seul, une part de tiramisu – son gâteau préféré –, conscient d’alimenter à nouveau quelques conversations autour de moi, sur le thème des mœurs dépravées, élargi à présent aux inévitables soucis et complications qu’elles entraînent.
Malgré tout, elle m’attendait près de la voiture. J’ai pensé que c’était la chaleur qui, après sa séance de shopping frénétique, l’avait dissuadée de rentrer à pied. Mais juste au moment de démarrer, elle m’a tendu une pochette, accompagnant son geste d’un léger soupir. Elle ne me regardait pas. Elle avait calé son coude à la portière et se soutenait la tête comme si ma présence lui pesait.
— C’est parce que tu es si gentil avec moi, et tellement aimable…, a-t-elle soupiré.
Il s’agissait d’une ravissante cravate, tout à fait à mon goût.
— Elle ira bien avec la couleur de tes yeux…, a-t-elle ajouté comme à regret.
— Mmm… Eh bien, laisse-moi t’embrasser.
— Je n’ai pas besoin que tu m’embrasses…
C’était la cinquième qu’elle m’offrait. Il m’arrivait parfois de me demander ce que j’aurais pu lui donner en échange, mais je ne trouvais rien. Un jour, je lui avais massé les pieds. Lorsque j’étais enfant et durant de longues années, ma mère avait prétendu qu’elle ne connaissait aucune personne au monde qui me valût à cet égard et elle n’aurait pas confié ses pieds à un autre. Giuletta m’avait presque gêné durant la séance. Oli était même venu voir ce qui se passait tant elle s’agitait et gémissait de bien-être, et Dieu m’est témoin que je n’avais pas profité de mes pouvoirs, que je n’avais même pas touché ses mollets et guère effleuré ses chevilles. Déjà, elle m’avait traité d’antipathique quand j’avais refusé de m’y remettre le lendemain, et malgré qu’elle avait feint de boiter tout au long de la soirée et grimacé en tournant autour de moi. Je me méfiais un peu de ce qu’elle mijotait, à moins qu’elle ne fût d’une désarmante inconscience, car j’avais quoi qu’il en soit été amené – pour cette raison, j’avais développé mes talents à l’époque et profitais de la situation quand ce n’était pas ma mère qui me tendait ses jambes, auquel cas je crucifiais mon regard sur le tapis – à loucher entre ses cuisses d’une manière ou d’une autre, ce qui n’était pas bon.
À deux ou trois reprises, elle avait sauté sur mes genoux, sans prévenir, et très tard dans la nuit, quand nous avions tous un peu bu et qu’Oli discutait avec nos hôtes. J’étais obligé de la repousser au bout d’une minute. Elle me demandait ce qui me prenait, et comme je continuais, m’entêtais à la tenir pour une enfant, je ne savais toujours pas comment interpréter ses élans, les attitudes ambiguës qu’elle adoptait avec moi.
Et donc, cette histoire que je ne l’aimais pas revenait souvent sur le tapis. Alors elle s’entraînait à me fusiller du regard pendant un jour ou deux, puis le temps passait et elle se décidait à m’offrir une cravate. Mais je ne m’étais pas soucié de ces petits nuages durant la tournée, elle se fatiguait bien avant moi et tandis qu’elle me boudait je ne l’avais pas dans les jambes. Je me tenais prêt à lui rendre ses cravates, si elle le désirait.
À présent, j’appréhendais de me retrouver seul avec elle et Oli. Sur le ferry qui nous conduisait à New London, j’avais soudain compris qu’il ne me serait plus aussi facile de l’ignorer et j’avais peine à croire qu’un peu plus tôt je m’étais séparé d’Odile, et du même coup de mes seules chances d’y parvenir. Je m’en suis inquiété, jusqu’à ce que nous reprenions la 95, j’ai pensé qu’elle pourrait m’ennuyer vingt-quatre heures sur vingt-quatre, me poursuivre de ses besoins d’affection, de compréhension, que sais-je, de complicité ou autre au moment que je choisirais pour m’allumer un cigare, j’ai imaginé qu’elle me secouerait dans mon sommeil, qu’elle n’aurait de cesse que je lui masse les pieds, qu’elle camperait sur mes genoux aussi longtemps que je n’aurais pas perdu l’esprit, j’ai envisagé les tortures qu’elle allait m’infliger, les éclairs de tentation qu’il me faudrait digérer en silence, et j’ai roulé sans prononcer un mot, traversé le Rhode Island en lui jetant quelques coups d’œil dans le rétroviseur, puis je me suis fait arrêter pour excès de vitesse et le calme est revenu dans mon esprit.
Le lendemain, en fin d’après-midi, notre juge et voisin, William S. Collins, nous avait rendu une courte visite. Après son départ, et tandis que Giuletta passait son heure devant VH 1 ou MTV, nous avions entamé, Oli et moi, une discussion assez tendue. Je venais de découvrir que les rapports de Georges avec le juge ne se limitaient pas à de simples relations amicales entre deux espèces d’illuminés. Tout à fait par hasard – j’avais laissé le soin à Oli de le raccompagner mais j’étais allé me servir un verre et la fenêtre de la cuisine donnait sur le chemin –, j’avais vu Oli lui remettre un chèque.
Oli me demandait si j’étais naïf à ce point. Si j’imaginais que les grandes scènes où l’on dansait à travers le monde s’ouvraient pour les beaux yeux du Sinn Fein Ballet, sans qu’il fût besoin de certaines relations, certains appuis, certaines gentillesses que l’on s’accordait les uns aux autres.
— À des degrés différents, le monde entier fonctionne de cette manière. Pourquoi joues-tu les imbéciles… ?!
J’avais regardé Oli de sorte à lui remettre en tête une terrible et sombre histoire. Puis je l’avais informé de la conversation que j’avais eue avec Collins à propos de mon divorce et des pouvoirs occultes dont il s’était prévalu et auxquels, le connaissant, je croyais volontiers.
— Que fabrique-t-il de cet argent… ? Est-ce qu’il envoie des dons à la Croix-Rouge… ?!
Une ombre était passée sur le visage d’Oli, sans déborder sur le tissu de la chaise longue, écartant ainsi toute manifestation d’un phénomène naturel, comme l’apparition d’un petit nuage dans les rayons du soleil ou celle d’un cygne qui s’envolait de l’étang d’à côté.
Nous en étions là lorsque Éléonore est apparue.
J’ai voulu me lever, mais la surprise m’a renvoyé dans mon siège.
Giuletta semblait ravie. Elle a même, pour la première fois, décidé de s’occuper du repas et Oli l’a conduite en ville. Éléonore les a suivis des yeux.
— On ne le dirait pas, mais elle est majeure…
— Est-ce que tu plaisantes… ?! m’a-t-elle répondu.
Nous avons emprunté mon escalier pour descendre jusqu’à la plage. Elle l’a trouvé magnifique. Je l’ai serrée un instant dans mes bras, puis je me suis assis sur le sable pendant qu’elle se baignait, j’ai prétendu que je venais de me doucher.
Je lui avais au moins appris à nager. J’éprouvais encore un certain plaisir à me le rappeler. Je l’observais en pensant qu’Odile était loin, mais qu’il s’en était fallu de peu, et je grimaçais sans raison véritable car tout était simple et tranquille autour de moi. Nous nous sommes fait un signe de la main. Je ne savais pas si je devais m’inquiéter de sa visite.
— Maman s’arrache les cheveux avec son bouquin…
Nous rentrions par les étangs, après avoir longé la plage. J’avais sous le bras deux ou trois carcasses de limules qu’elle avait ramassées ainsi qu’une poignée de brindilles qu’il fallait emporter à la maison et elle avait dix-huit ans passés.
— Oui… Je crois qu’elle s’est embarquée dans une mauvaise voie depuis le début. Ça ne doit pas être facile…
Je marchais derrière elle car le sentier s’était rétréci et je pouvais hocher stupidement la tête.
— Et où en est-elle… ? ai-je poursuivi, sur un ton qui donnait à ma question le sens le plus large possible.
— Oh ! elle l’a fini… ! Mais c’est encore pire que lorsqu’elle y travaillait… ! Et pour les épreuves, elle n’a rien voulu savoir, Robert a dû les corriger lui-même…
— Mmm… il faut bien qu’il serve à quelque chose.
Elle s’est arrêtée pour m’embrasser une nouvelle fois.
J’avais les bras chargés. Nous nous sommes remis en route. J’avais sans doute ce que je méritais et je m’y étais attendu, mais la manière dont je l’apprenais s’est révélée plus pénible que tout ce que j’aurais pu entendre. Je souriais quand Éléonore se tournait vers moi. J’essayais d’imaginer ce qu’avait ressenti Édith quand elle s’était trouvée à ma place, mais à mon avis elle me rendait le coup au centuple. J’ai poussé un petit gémissement au moment où Robert Lafitte se mettait en position, les jambes d’Édith nouées à ses hanches. Éléonore a cru que j’avais marché sur une grenouille.
Au cours de la soirée, comme j’estimais que tout allait mal, je n’ai pas remarqué qu’une chose clochait en particulier. Oli m’a dit qu’il n’était pas besoin d’être son père pour interpréter certains signes.
— Est-ce que tu savais, pour son agent littéraire… ?
— Ce n’est pas d’Édith dont je te parle.
— Tu sais… je ne l’aimais déjà pas beaucoup. Tu ne crois pas qu’elle aurait pu m’épargner ça ?
— Mmm… je ne pense pas qu’elle cherche à t’être agréable.
Sur ces mots, les filles nous ont rejoints dehors. J’ai taché de me concentrer sur elle, mais mon esprit était obnubilé par des scènes épouvantables, des visions infernales qui ne pouvaient plus me faire rougir mais m’empêchaient de trouver une position confortable et de discerner quoi que ce soit d’un peu bizarre dans l’air de ma fille. Tout en gardant un œil sur elle, je me voyais étrangler Robert Lafitte de mes propres mains et elle me paraissait du moins en bonne santé, souriait aux histoires de Giuletta et fumait une cigarette dans la nuit étoilée de la Nouvelle-Angleterre vers laquelle elle se tournait quelquefois pour dire que l’air sentait bon ou qu’il y avait un ver luisant dans l’herbe quand l’autre lui laissait en placer une.
Moi-même, j’ai fini par succomber à la magie brutale qui ensorcelait ces côtes jusqu’aux confins du Maine et frappait tout corps au repos. J’ai fini par oublier les raisons qui me poussaient à fixer Éléonore et les images qui enflammaient mon cerveau se sont évaporées tandis que j’étendais mes jambes. Giuletta se félicitait de ses acquisitions, des petits trucs qu’elle avait fixés à nos chemises et qui tenaient les moustiques à distance, et peut-être, me disais-je, de ces choses que l’on ne soupçonnait pas. La présence de ma fille, malgré certaines questions que je me posais vaguement et la mauvaise nouvelle qu’elle m’avait apportée, agissait comme un baume analgésiant et crétinisant auquel je m’abandonnais en tétant mon cigare. J’ai pensé : « Seigneur, je Te remercie tout de même de m’avoir mis au monde. » Je regardais autour de moi et je pensais : « Merci de m’avoir donné une femme et des enfants, car quoi qu’il arrive, je ne connaîtrai pas le sort que tu réserves à ceux qui n’ont rien semé. Seigneur, j’admets que souffrir est bon, qu’il vaut mieux récolter des orties et des ronces plutôt que de raser un caillou, et je Te remercie du désespoir total et inévitable que Tu m’as si souvent épargné. »
Sur ce, je suis allé me coucher. Oli et moi avions décidé d’aller pêcher très tôt le lendemain matin, peut-être du côté de Cahoon Hollow où Finn m’emmenait quelquefois parce que nous n’y rencontrions personne. J’ai humé l’air en me levant et me suis tourné vers le large, la mine tendue, comme si l’Atlantique me livrait un message. Oli m’a demandé ce que j’en pensais.
— Eh bien, la brise est à l’ouest, et ce n’est pas très bon. Mais nous aurons pour nous le changement de lune…
Finn me tenait ce genre de propos. Je les avais gardés en réserve. Je ne savais toujours pas où il était passé mais je ne voulais pas le perdre et aussi c’était d’Oli et moi lequel des deux en connaissait davantage sur la question. Nous ne plaisantions pas sur ce sujet. Et même, nous avions mis au point une petite mélodie sur un poème de Jim Harrison : « Water will never leave earth and whisky is good for the brain.
What else am I supposed to do in these last days but fish and drink ? »
C’était donc une affaire sérieuse. Je suis allé préparer nos sandwichs pour gagner du temps. Éléonore a tourné autour de moi mais elle s’est juste intéressée à la nature de mon assaisonnement et je n’ai rien dit de mon côté. Ce n’est qu’en m’embrassant qu’elle m’a glissé à l’oreille son intention de me parler dès le lendemain.
— Rien de grave, j’espère…, ai-je grimacé avec un sourire.
Elle m’a rassuré. Le problème, avec elle, était qu’elle m’aurait caché s’il lui manquait un bras de peur de me contrarier. Néanmoins, je n’ai pas cherché à m’assurer qu’elle possédait encore ses deux mains. J’ai décidé de la croire sur parole. Je ne sentais pas plus les « bluefish » s’approcher de la côte qu’une bonne nouvelle attendant de se révéler à moi.
Ensuite, elle a frappé à ma porte. J’ai pensé qu’elle avait changé d’avis et que je devais en prendre mon parti, peut-être que demain serait une journée sans histoire. Mais ce n’était pas ça, elle avait simplement oublié de me remettre quelque chose.
Après son départ, je suis resté un moment allongé sur mon lit, avec les épreuves d’Édith posées sur ma table de nuit. Il était aux environs de onze heures du soir. Je fixais le plafond et j’entendais l’océan, les crapauds, les grenouilles, l’air sifflant dans les joncs, les écureuils qui couraient sur le toit, le raton laveur qui tentait de renverser la poubelle. J’aurais pu l’éloigner en lui balançant le livre d’Édith mais je ne l’ai pas fait. Il me suffisait d’avoir pu envisager calmement cette solution pour que je puisse tourner la tête et considérer la chose d’un œil amical. D’ailleurs j’ai ri de la facilité avec laquelle ma main l’a saisi. C’était d’un poids et d’une température banals, et rien ne m’a sauté à la figure.
J’y a passé la nuit entière. J’ai lu le dernier chapitre debout, calé dans l’embrasure de la fenêtre, et malgré les ravissantes lueurs d’incendie qui montaient du ciel et enluminaient les pages, je n’ai pas trouvé qu’elle s’était améliorée sur la fin. Pourtant Dieu sait que je l’avais souhaité tout au long de ma lecture. Que je sois damné si mon visage ne s’était illuminé à la moindre étincelle, si je ne l’avais encouragée de tout mon être, me faisant le plus léger que je pouvais si je croyais qu’elle allait me soulever, n’était-ce que me tenir à quelques fichus centimètres du sol. Elle en était capable. Elle avait eu raison de mes quatre-vingts kilos et de la place que je réservais aux femmes en matière de littérature. Je me souvenais avec quel embarras je m’étais plongé dans son premier roman, les sueurs que m’avait coûtées la seule idée qu’il me faudrait distinguer son talent des sentiments que j’avais pour elle. Je me souvenais comme j’avais refermé son livre sur ma poitrine et comme j’avais pelé du nez, les jours suivants, pour être resté des heures en plein soleil. Je me revoyais à demi défiguré, bon à éplucher comme un poivron sorti du four, ratatiné, rouge et ridicule et me consumant silencieusement pour elle. Je la revoyais posant un doigt sur mes lèvres chaque fois que je commençais par : « Écoute… Je ne sais pas comment te dire… » J’imagine que mon air langoureux lui suffisait.
Je devais aller réveiller Oli mais je me suis accordé quelques minutes de détente. J’ai ôté mes lunettes et me suis assis un instant sur le lit. À présent, il me fallait admettre qu’il ne s’était pas contenté de la baiser. J’en ai poussé un long et bruyant soupir de contrariété.
— Je pourrais te montrer chaque passage où il est intervenu. Jusqu’à certaines tournures de phrases où il a fourré son nez… Oli, c’est comme une prairie où il se serait vautré sans vergogne.
— Sais-tu pourquoi je n’aurais jamais pu être un écrivain, ou je ne sais pas… un créateur un peu digne de ce nom… ? Eh bien, je crois que je n’aurais pas tenu la distance. T’imagines-tu garder confiance en toi, jour après jour… ?! Je ne te parle même pas des pressions, des doutes et du découragement qui doivent être le pain quotidien… Essaye juste de te représenter cette fois inébranlable… Veux-tu me dire ce qu’il y a de plus dur que de croire en soi-même… ?
Je n’étais pas de très bonne humeur. J’étais fatigué et nous n’attrapions rien. J’avais de l’eau jusqu’à mi-poitrine et j’avais froid.
— Personne ne l’a obligée à écrire. Il y a d’autres moyens de s’amuser dans la vie. J’aimerais bien que tu n’essayes pas de la défendre, si ça ne t’ennuie pas.
Il m’a cassé les pieds encore un moment. Il ne prenait pas le parti d’Édith, il ne lui cherchait pas d’excuses, mais les vicissitudes et les mystères de la création semblaient l’inspirer, ce matin-là. Il se tenait derrière moi à cause de sa jambe – au-delà de la ceinture, les vagues le déséquilibraient –. Je lui jetais un œil lorsque je lançais. Je me fichais pas mal des angoisses de l’écrivain. Le désarroi qu’avais connu Édith, et dont Robert Laffitte avait su profiter, ne m’émeuvait pas spécialement pour dire la vérité. S’il y voyait les tourments d’une âme en butte au Grand Vertige, je n’en retenais pour ma part qu’un mol abandon, une langueur que son agent lui avait fait passer. J’étais le mari d’un écrivain. Je savais que la Littérature avait bon dos.
Je suis retourné sur la plage. Je ne me suis pas arrêté à sa hauteur mais je l’ai invité à choisir : ou il continuait ses discours ou il venait manger avec moi.
Quand il restait un moment dans l’eau, les cicatrices de ses jambes prenaient toujours une vilaine couleur, et celle qui avait été la plus atteinte et refusait désormais de se plier lui causait toujours quelques soucis après toutes ces années. Il pouvait éviter de l’exposer au soleil, mais pour ce qui était de pêcher, il ne supportait pas les bottes et il aurait laissé pourrir sa jambe dans l’eau plutôt que d’y renoncer. C’était moi qui la lui frictionnais quand nous remontions au sec, moi qui m’étais occupé des plus belles jambes de femmes qu’on pouvait imaginer.
J’étais en train de lui prodiguer mes soins et de lui rappeler que les écrivains étaient au moins aussi chiants, pénibles et comédiens que n’importe qui, et que les saints étaient ceux qui vivaient à leurs côtés. L’endroit que nous avions choisi était d’un accès particulièrement difficile, fort éloigné de la route. Finn et moi y avions passé des journées entières, sans qu’aucun signe de présence humaine ne se soit manifesté. C’était un beau cadeau que j’offrais à Oli. Malgré toute l’affection que j’avais pour lui, j’aurais gardé ce lieu secret si nous n’avions partagé le même vice –
« I want to die in the saddle. An enemy of civilization.
I want to walk around in the woods, fish and drink. » –
Lorsque j’ai entendu des voix, j’ai laissé retomber sa jambe.
— Est-ce qu’elle apporte aussi sa radio, ses palmes et son matelas pneumatique… ?! ai-je grogné en le considérant d’un œil torve.
Il ne m’a pas semblé honteux outre mesure. Il a agité un bras dans leur direction, puis il a murmuré, tandis qu’il souriait à leur venue : « Il a mis devant toi l’eau et le feu, étends la main vers ce que tu voudras. »
J’imaginais nos séances de pêche, dans dix ans, si nous commencions à y mêler les femmes. Et puis, que nous faudrait-il inventer, dans quel coin irions-nous autrement nous cacher pour reprendre haleine ? J’ai replié mon attirail sans ajouter un mot. Éléonore n’aurait jamais touché mon matériel, mais quant à l’autre, il ne pouvait rien arriver de bon. Ô, torrents d’Écosse, rivières du Pays basque, vous qui nous avez connus farouches et intraitables, couchant à la dure et aussi insouciants que des enfants ! Ô poissons du Paradis, silences démesurés, cigares fumés sous la tente et rien d’autre ! Ô ruisseaux que nous remontions jusqu’à la source, ciels que nous découvrions, femmes que nous avions oubliées !
J’ai mangé du bout des lèvres, quoique Giuletta eut subtilisé nos sandwiches contre une salade de pâtes dont je me serais léché les doigts si mon humeur avait été plus douce. Mais, décemment, je ne pouvais pas me resservir et me montrer trop enthousiaste. Moi, je ne poignardais pas les gens dans le dos.
Dès qu’Oli s’est mis à goûter les fruits de sa trahison – un double éclat de rire venait de les renverser sur le sable – je me suis levé avec une grimace écœurée.
J’ai regardé Éléonore. Nous nous sommes éloignés de la sordide étreinte, unissant un Judas à une demi-portion, et pour ma part, je ne me suis pas retourné, je n’ai pas ouvert des yeux ronds.
— Écoute, pour ce que j’en sais, il ne s’agit pas cette fois d’un détournement de mineure. Mais sacré bon sang, c’est vrai qu’elle n’est pas bien grande… !
Le catalogue des ennuis qu’Oli risquait encore de s’attirer, la quasi-perversion qui semblait s’aggraver chez lui si l’on considérait que Giuletta était le modèle en dessous de la précédente, ont nourri notre conversation sur un bon kilomètre. Je tenais sous mon bras quelques échantillons de bois flotté qu’Éléonore enrichissait chemin faisant et qu’elle destinait à je ne sais quoi. Je la lorgnais du coin de l’œil, conscient que son visage se refermait à mesure que nous avancions. Je me demandais ce qu’elle hésitait à m’annoncer, si ce n’était pas de nature à m’achever pour le compte. Et je le souhaitais presque, d’une certaine manière, j’éprouvais une joie sombre et nerveuse à l’idée de la mauvaise surprise qu’elle me préparait, la petite chérie, il me tardait qu’on en finisse et que le coup fatal s’abatte sur ma tête.
J’ai ralenti mon pas. Était-ce l’infini reflet de l’océan qui m’éblouissait ou l’imminence du sale quart d’heure que j’allais passer ? Devais-je serrer les dents ou raidir mon ventre ? Et si je me trompais, ai-je réalisé tout à coup ? J’ai imaginé en tremblant, enfin l’espace d’une seconde, que le Ciel pouvait être clément, n’irait pas s’acharner sur un seul homme.
Je me suis secoué, car elle m’appelait. À cet endroit, la falaise se renfrognait, quittait les ocres pour virer au vert céladon et suintait, traçait jusqu’à la plage de longues rigoles d’argile délayée. Je connaissais deux ou trois coins identiques dans les parages. On y rencontrait indifféremment des vieux pour des histoires de rhumatismes ou les derniers hippies fumant un joint, les uns et les autres couverts de boue et pataugeant dans de petites baignoires naturelles, emplies d’un brouet tiède et pâteux. J’y emmenais les filles lorsqu’elles étaient enfants et que nous venions en vacances. Je me souvenais de cette forte odeur de terre dont nous ne pouvions nous débarrasser.
Je suis allé la rejoindre. Nous étions loin des plages fréquentées, il n’y avait personne. Elle souriait. C’était une bonne chose. Il faisait chaud, mais l’air n’était pas brûlant et c’était bien agréable. Elle a ôté son maillot de bain en rougissant un peu car je la regardais, puis elle s’est assise dans l’une de ces cuvettes et m’a demandé si je venais tandis qu’elle commençait à s’enduire les seins et les épaules de larges paquets d’argile. J’ai mis mon bermuda rouge à l’abri sur une touffe d’herbe sèche. Qui songerait à harceler un homme nu et sans défense ?
Nous nous sommes appliqué un masque sur la tête et le visage.
— C’est drôle… ça paraît plus facile…
— Quoi donc, ma chérie… ?
— Et bien, de parler… avec ce truc sur la figure…
Nous nous tenions face à face, immergés jusqu’au nombril, installés comme dans des kayaks moelleux. J’avais étendu mes bras de chaque côté, sur le bord, et je la considérais sans méfiance à présent, par l’effet d’une espèce de miracle.
— Eh bien… nous avons déjà réussi à nous parler sans en passer par là, il me semble… ?
Elle a baissé la tête.
— Regarde-moi.
Il y avait en moi un être fabuleux, qui ne s’éveillait qu’en présence de mes filles. Cela n’arrivait pas souvent, et je ne savais pas comment elles s’y prenaient ni même si elles se rendaient compte de ce qu’elles fabriquaient. Toujours est-il qu’il se manifestait lorsque nous étions bien disposés, guettant le moindre coup d’œil que nous pouvions échanger et au mieux de sa forme si l’on se fendait d’un sourire. C’était alors qu’il prenait ma place. Et c’était vrai que certaines choses me dépassaient durant ces moments-là, que je n’étais qu’une pauvre créature incapable de saisir la force et l’étendue de mes sentiments. Mais lui s’y entendait, il comprenait ce que je ne comprenais pas, recevait ce que je n’aurais jamais pu recevoir et me tenait un instant sur des cimes que mon esprit n’aurait jamais pu atteindre. Ainsi, de temps à autre, mes filles avaient-elles un effet très particulier sur moi. Même Évelyne – et ce doux cœur n’avait toujours pas demandé de mes nouvelles – avait encore le don de me transfigurer, d’éveiller en moi ce double sublime qui m’en bouchait un coin.
Enfin bref, elle a levé de nouveau les yeux sur son père dont la subite béatitude ne s’est pas dévoilée – il était bien au frais, sous une solide tartine d’argile.
— Je croyais que c’était facile, dis-moi…
Je sentais la boue qui commençait à sécher sur mon visage. J’avais déjà du mal à sourire.
— Eh bien… c’est que je ne sais pas comment tu vas réagir…
— Voyons voir… Je suis assis, j’ai quarante-cinq ans et, ma foi, je crois en avoir entendu de toutes les couleurs…
— Écoute, je crois pas que tu vas aimer ça…